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La « banlieue »​ doit-elle rejoindre le mouvement des gilets jaunes? La fausse bonne idée

Sur une vidéo, un gilet jaune se demande pourquoi « la banlieue » ne rejoint pas le mouvement ?

Une interrogation interessante sur laquelle je vais revenir au cours de ce rapide article.

Même si la question demeure interessante, elle traduit une certaine naïveté. Etant donné la brièveté de l’article, je fais le choix, à travers lui, de rester quelque peu homogénéisant ou plutôt schématique dans mon analyse tant que le procédé ne contrevient pas aux « réalités » des faits d’un point de vue sociologique ou tant qu’il ne les dénature pas.

GILETS JAUNES ET « BANLIEUES »: DES DIFFERENCES STRUCTURELLES FONDAMENTALES

Gillets jaunes: structures

De manière globale et rapide, les gilets jaunes sont pour beaucoup des travailleurs que l’on pourrait associer à une classe moyenne inférieure ou médium même si des travailleurs au SMIC ou des chômeurs peuvent composer le mouvement. Par ailleurs, des revendications politiques voire patriotiques peuvent accompagner les doléances avec en arrière plan, la croyance assez forte d’ailleurs en une alternative en matière de gouvernance, plus démocratique et moins ploutocratique.

A l’origine, il s’agissait non pas d’un mouvement de colère contre la pauvreté mais contre la hausse programmé et volontaire des taxes sur le carburant. Une taxe perçue comme une volonté délibérée de l’Etat de rendre la vie un peu plus chère et plus difficile à une classe moyenne déjà étranglée ou perçue comme telle. Faire le plein pour se déplacer ou travailler sera plus onéreux et il s’agirait là d’une forme d’amputation du pouvoir d’achatqui, lui, stagnerait. L’accès aux loisirs se trouverait lui aussi entamé quand, pour beaucoup, il se trouve limité.

Le mouvement, dans sa phase « embryologique », est géographiquement périurbainvoire d’inspiration rurale ainsi que l’illustrait bien la grogne contre la mesure précédant la hausse programmée des prix du carburant, à savoir, celle de la limitation à 80km/h sur les routes. La colère montait surtout des zones d’ordinaire silencieuses ou oubliées de l’opinion, des médias et des politiques. Une France surtout rurale et « profonde ».

Les « banlieues »: structures

Les « banlieues », pour rester homogène, sont à une strate inférieure. Si par « banlieues » on entend « banlieues parisiennes » ou plus précisément « quartiers difficiles » qu’il peut m’arriver de qualifier de « zones de relégation », alors nombreuses sont celles touchées par un chômage de masse et durable. Ici, il ne s’agit pas de voir l’accès aux loisirs se réduire de plus en plus par une augmentation des taxes sur le carburant: il n’y a pas d’accès aux loisirstout court. Pas plus qu’il s’agit de contester une baisse du pouvoir d’achat: il est déjà limité au maximum voire à la survie. La population y est pour beaucoup pauvre depuis longtemps et sujette à un chômage tenace. Elle est, en outre, maintenue dans un état de qualification faible, ce qui en fait une main d’oeuvre ponctuelle, excessivement corvéable et pas chère.

Plus généralement encore, elle y fait l’objet d’une exclusion multiple: du monde social (loin des centres pour favoriser un entre-soi forcé), économique (pas de travail, pas de consommation), culturel (pas de loisir, pas de divertissement, pas d’accès à la culture). Les discriminations entretenant une exclusion forte, sont nombreuses: ethniques, géographiques etc… En effet à niveau égal, un individu dont on suggère des origines étrangères, surtout si maghrébines ou plus généralement africaines, a beaucoup moins de chance d’être sélectionné pour un emploi qu’un individu laissant imaginer une origine « strictement française ». Idem en ce qui concerne l’appartenance religieuse.

On y trouve en outre, au sein de ces zones, une intériorisation des stéréotypes et des stigmates. C’est-à-dire que les individus évoluant dans ces zones de relégation sont littéralement « habitués » à des tels traitements et les ont « normalisés. Ils ne luttent même plus pour l’amélioration des conditions qui sont les leurs. Quand bien même ils tenteraient de le faire, ne serait-ce même pas pour un travail mais pour une égalité de traitement, le mouvement serait récupéré, renommé et ethnicisé comme celui de « la marche des beurs » pourtant initialement nommé « Marche pour l’égalité et contre le racisme« . Beaucoup ne se sentent même pas concerné par le mouvement des gilets jaunes et encore moins par les revendications politiques voire patriotiques qui l’accompagnent. Non seulement ils n’y croient plus depuis longtemps, mais à force de les renvoyer à leur origines ethniques, puis depuis 1989, à leur islamité supposée en sus, ils ne se sentent pas vraiment français et il serait difficile de leur en vouloir.

Condition salariale VS condition humaine

Pour être plus clair: le mouvement des gilets jaunes est un mouvement composé généralement de travailleurs, « blancs », appartenant pour beaucoup à une classe moyenne inférieure ou médiale, originaires d’une France rurale et ou péri-urbaine. Alors que d’un autre côté, les banlieues se composent d’une population urbaine, d’immigrés ou de français issus de l’immigration, issus de la classe pauvre, dont l’aspect ethnique, culturel, social et religieux est rendu indissociable des identités et des revendications.

La dichotomie que j’opère ici entre « blancs » (je ne dis pas « occidentaux » ou « européens » car les individus issus de l’immigration le sont déjà mais non reconnus socialement comme tels) et « individus issus de l’immigration » n’est pas un souhait de distinction raciale ou ethnique de ma part mais une caractéristique qui possède encore de nos jours un fort écho et ancrage social ainsi que nous venons de le souligner quelques lignes plus tôt (même s’il existe une forme d’hypocrisie qui consiste à s’en indigner). Si les discriminations au niveau professionnel ou social existent, c’est bien qu’elles trouvent des acteurs pour les perpétrer.

Les individus « issus de l’immigration », surtout africaine (Maghreb et Afrique noire), sont une minorité qui se trouve essentiellement reléguée dans des zones de concentration (banlieues et périphéries des villes). Dans l’opinion, les médias ou en politique, les revendications de ces minorités, seront toujours et avant tout, des revendications communautaristes ou particulières, c’est-à-dire, qui n’ont rien à voir avec les préoccupations des « français ».

Pour en revenir au mouvement des gilets jaunes, il peut y avoir une forme de connivence dans la lutte à travers une forme de rancoeur vis-à-vis de l’Etat entre le mouvement actuel et les banlieues mais cela s’arrêterait là. Les intérêts se trouveraient, à un moment, divisés et trop éloignés. Les structures sociales de départ sont trop différentes.

LE RISQUE D ETHNICISATION VOIRE D’ISLAMISATION DU MOUVEMENT

La question de ce gilet jaune est, nous le disions en introduction, quelque peu naïve. Incorporer « la banlieue » au mouvement, c’est aussitôt prendre le risque d’ethniciser ou d’islamiser le mouvement, non de l’intérieur mais de l’extérieur, non de manière réelle mais fantasmée. Dit autrement, médias et politiques, pour des raisons différentes (affirmer la soumission du média au politique est une idée trop simple, les objectifs n’étant pas les mêmes), ne tarderaient pas à évoquer les barbus (comme lors des émeutes de 2005), la charia, le Coran, les territoires perdus de la République, la laïcité, l’antisémitisme islamique, les salafistes, le Qatar et j’en passe. Il en résulterait la production d’un discours sur un mouvement aux ressorts finalement ethniques ou religieux, totalement disqualifié.

Bien qu’une tentative grotesque fut amorcée sur BFM par une intervenante expliquant l’influence des frères musulmans sur le mouvement « gilets jaunes » (https://www.youtube.com/watch?v=HCTXQ4h9qjU), je suis surpris de ne pas voir fleurir des contre-feux à base de foulards mettant en péril la laïcité dans les écoles, de médecins molestés par des « fondamentalistes islamistes », de « racailles » vendant de la drogue pour alimenter les mosquées salafistes des quartiers ou de burkinis dans « les piscines de la République ».

UNE FAUSSE BONNE IDEE

Il est, bien évidemment, dans l’intérêt de la crédibilité du mouvement de ne surtout pas mêler « la banlieue » aux gilets jaunes, déjà que la tentation de disqualification politique et médiatique est grande. En effet, les participants sont déjà qualifiés tantôt de radicaux de gauche, d’extrême droite, d’anarchistes, des casseurs etc. Ce n’est pas que les acteurs issus des zones de relégation (banlieues) soient une menace pour le mouvement, mais qu’ils seront considérés comme une opportunité par les principaux producteurs de discours, de disqualifier un peu plus le mouvement. Les ressorts sociaux, économiques et politiques de départ sont trop différents et les perdants resteraient les mêmes…

EL BAHAR Redwane

Redwane El Bahar

Doctorant en sociologie, je mène une thèse intitulée : "radicalité, radicalisme et radicalisation en lien avec un contexte islamique en France.

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