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La liberté d’expression

Depuis les années 2000 et l’accroissement de l’entreprise sécuritaire engagé par l’État et les divers gouvernements qui se succèdent, les perceptions sociales se sont intensément redirigées vers des sentiments de menace et d’insécurité alors que dans le même temps, les sociétés sont paradoxalement de moins en moins violentes.1MUCCHIELLI Laurent, Sociologie de la délinquance, Armand Colin, coll. « Cursus », 222 p.

Cette crispation entretenue par le fonctionnement médiatique déjà étudié dans un article précédant2EL BAHAR Redwane, « Réflexions sur le journalisme de masse, vision, perception et réalité du monde », https://oser-penser.fr/reflexions-sur-le-journalisme-de-masse-vision-perception-et-realite-du-monde mais aussi par le fonctionnement propre à la sphère politique (vision à court terme, dénigrement de l’intérêt des sciences sociales en politique, politique fiction voire publicitaire, politique en tant que système clos, élitiste et corporatiste voire sectaire etc.) se traduit par une résurgence du symbolique via des slogans.

Liberté d’expression : un principe décliné en symbole lui-même décliné en slogan.

Le symbole est propre à la réflexion humaine. Il est une étape normale du processus cognitif. En revanche, il devient problématique lorsqu’il se suffit à lui-même et qu’il devient non plus étape de cognition, mais début et fin de la réflexion donc, quand il n’y a plus de réflexion en d’autres termes. C’est un phénomène que l’on rencontre aisément dans les pays dont le fonctionnement politique est de type totalitaire, mais pas uniquement. Il importe de toujours rester méfiant vis-à-vis des postures qui invitent à penser qu’une chose existe dans un « ailleurs » et pas « ici« . À ce titre justement, nous la retrouvons aussi dans nos sociétés qualifiées de « démocratiques ».

Le symbole comme « pensée totale » se retrouve facilement à travers des notions comme « la laïcité », « la république », « la démocratie », « la liberté d’expression » etc. Elles sont érigées en tant que symboles, en tant que valeur refuge sans pour autant qu’il y ait de réelles réflexions vis-à-vis de ce qu’elles contiennent. Ce sont plus des « slogans » et des vecteurs de rassemblements qu’autre chose. Peu de personnes sont capables d’avoir une réflexion construite sur la laïcité, vis-à-vis de ce qu’elle est d’un point de vue juridique, historique et sociologique. Pour beaucoup, la laïcité c’est la relégation du religieux dans le privé, ou encore l’absence de fait religieux dans la sphère publique… C’est sur la liberté d’expression que je souhaite revenir, moins sur son aspect juridique que sociologique.

Considérée comme une vertu centrale, cardinale et représentative des sociétés occidentales voire comme un indice de mesure de la « capacité démocratique » des autres pays (non-européens surtout), la liberté d’expression se veut étendard des sociétés modernes, ouvertes et civilisées.  Elle est un symbole. Mais le danger réside dans sa symbolisation excessive, plus encore aujourd’hui, suite aux attentats contre Charlie Hebdo et moins directement avec ceux du Bataclan et du stade France. Tout le monde s’est mis à évoquer et à hurler la liberté d’expression selon un mode plus proche du slogan publicitaire que réflexif et l’imaginaire collectif s’est soudainement accaparé cette « vertu ».

Une liberté conditionnée et contrainte

Une fois érigée en tant que symbole total, la liberté d’expression devient valeur idéologique et non plus « une possibilité de ». Sous cette forme, elle se développe en « opposition à ». La liberté s’érige surtout en opposition à ce qui est considéré comme obscurantiste principalement vis-à-vis du religieux,  surtout s’il s’agit de l’islam avec tout l’imaginaire qui l’accompagne. En fait, elle se définit par et en opposition à l’autre. Elle est tout ce que n’est supposément pas l’autre, l’arabe, le musulman, le barbare, mais aussi ceux qui se démarquent de l’Occident.
De la sorte, elle module ses champs d’action sur un mode action/réaction vis-à-vis de son antagoniste : si une chose n’est pas permise chez ce dernier, alors nous nous devons de réagir à cela. L’histoire des caricatures dites de « Mahomet » en est un reflet. Alors que la représentation, au-delà d’en être interdite en islam tout comme la représentation d’êtres vivants en général, est considérée comme un blasphème, un outrage, voire une insulte, la liberté d’expression dévoyée impose des caricatures picturales et cela, pour le motif que cette interdiction ne s’applique pas à nous. Beaucoup ont pu mettre en avant le fait que le blasphème ne s’appliquait pas à nos sociétés ce qui est véridique. Pourtant, qu’ainsi que nous le disions plus haut, il faut se méfier des attitudes qui consistent affirmer de l’existence de quelque chose ailleurs, qui n’existerait pas chez celui qui affirme. En effet, le blasphème est, mécaniquement, une atteinte au divin, mais surtout au sacré, or le sacré n’est pas l’apanage du religieux. Il est interdit en France l’outrage au drapeau national ou à la Marseillaise… En 2010, un individu s’était fait prendre en photo en s’essuyant les fesses avec le drapeau national et avait soulevé l’ indignation de la classe politique. Il s’agit d’une atteinte au sacré et non au divin.

Liberté d’expression réduite au droit d’insulter

De cette manière, si l’on repense aux exemples des caricatures, la liberté d’expression en est souvent réduite à l’obligation, voire au devoir d’insulter ou de choquer, or réduire un droit par sa limite la plus basse en le résumant à un potentiel corrosif vis-à-vis de son semblable n’est plus une richesse mais un vecteur d’avilissement. Quelles seraient les réactions de Charlie Hebdo si des caricatures de ses journalistes morts étaient diffusées dans tel ou tel media ? Que diraient les Français si le drapeau était moqué, souillé et tourné en dérision par tel ou tel pays ?

On peut se rendre compte que la liberté d’expression peut déployer son potentiel créatif et « vertueux », non à travers l’exploitation unique de sa limite basse, mais à travers une prise en compte et une interrogation de la globalité de son potentiel et de son champ d’action. C’est une liberté d’expression réfléchie, respectueuse et créatrice de réflexions qu’il faut valoriser et cela n’exclut pas le fait de questionner ou de s’intéresser au sacré ou aux interdits des autres. Malheureusement, nos sociétés dans lesquelles l’humain est de plus en plus invisible à travers « la bureaucratisation » de nos sociétés (cf Max Weber) qui tend à déshumaniser, à anonymiser, connaît des soubresauts dans lesquels, l’individu tente de se faire désespérément remarquer à travers des postures de survies, animées par l’énergie du désespoir en revendiquant un esprit supposé être subversif. Sauf que le subversif n’est plus aujourd’hui l’apanage de l’esprit créateur et créatif, rare, se libérant du cadre. Il est devenu une mode, un courant de production de masse. Le subversif pour le subversif, se réduisant à des insultes ou à des agressions à défaut de pouvoir forcer le talent ou la pensée originale. Insultes et agressions toujours plus grandes pour se démarquer d’autres insultes ou agressions commises par d’autres. C’est « l’inflation sémantique ».

Pire, cette liberté d’expression dévoyée résumée donc à un devoir d’insulte connaît en plus une certaine forme d’unilatéralité : tout le monde n’a pas ce même droit.
Dans le même cadre, toutes les critiques à l’égard de la politique israélienne et/ou du sionisme par exemple relèvent, selon les politiques3Discours de Manuel Valls à l’assemblée nationale le 23 Juillet 2014 http://www.francetvinfo.fr/societe/manifestations-propalestiniennes-en-france/video-valls-condamne-la-montee-en-puissance-d-un-nouvel-antisemitisme_653945.html. et d’autres responsables proches des institutions, de l’antisémitisme et sont donc interdites. Idem pour une critique des attentats du 11 septembre. On se souviendra du cas de Jean Marie Bigard4http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/09/08/le-11-septembre-jean-marie-bigard-et-la-theorie-du-complot_1092919_3224.html

En revanche, les livres sur des femmes brûlées vives par des « musulmans », mariées de force, violées, torturées, dénigrées, ainsi que d’autres récits anecdotiques (ça n’est pas la norme, ces actes sont exceptionnels, ce sont donc par définition des accidents d’un point de vue statistique) fleurissent sans que personne n’y trouve à redire. Parfois, les mots, les phrases et les paroles sont ouvertement racistes ou insultantes à l’égard de l’islam et de ses adeptes (Houellebecq, Fallaci, Chahdortt Djavann, Morano…) et sont pourtant dans la grande partie des cas ouvertement soutenues par les médias ou la classe politique comme droit à la liberté d’expression. À l’instant précis, un reportage sur TF1 évoque la femme soumise et prisonnière des diktats islamiques et sociaux en Arabie…

CONCLUSION

Une liberté d’expression vide de sens mais sacralisée et vecteur d’antagonisme.

La sacralisation de la liberté d’expression du fait de sa symbolisation excessive a pour effet de la scléroser et de mobiliser sur elle toute la fougue et l’irrationalité de l’imaginaire collectif. Elle devient une borne identificatrice vis-à-vis de laquelle le peuple doit s’identifier et se soumettre. C’est à ce niveau que toute réflexion devient suspecte et prend la forme d’un blasphème. La liberté d’expression est désormais une icône. Plus personne ne s’interroge sur son éthique, sa portée, ses conséquences et c’est parce que cela devient impossible qu’elle ne génère plus guère de richesse mais se réduit à un instrument de domination sur les dominés. C’est là un effet pervers : cette liberté pour certains génère des inégalités surtout à l’égard des plus faibles accentuant les antagonismes et les frustrations déjà nombreuses.
Aussi, lorsque le « symbole total » remplace la réflexion, c’est la paralysie qui s’installe. Qui peut imaginer la paralysie comme une bénédiction (hormis ceux qui réussissent à la dépasser) si ce n’est le fou ?
Dès que la pensée déserte un domaine, c’est la stagnation qui s’annonce. Puis après elle, c’est le pourrissement qui arrive et enfin la désolation, et l’absence de vie.

La solution ne peut venir ni des méthodes, ni des systèmes et, encore moins du politique. C’est notre affranchissement vis-à-vis d’eux qui libère la pensée et apporte, à nouveau, l’étincelle de la vitalité. Penser une liberté en se demandant de quelle manière nous allons pouvoir contraindre, dominer, réduire, insulter et réduire l’autre, invite à se questionner sur le type de progrès et d’élévation qui s’offre à nous.

Redwane El Bahar

Doctorant en sociologie, je mène une thèse intitulée : "radicalité, radicalisme et radicalisation en lien avec un contexte islamique en France.

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