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La disparition de l’islamisme

Alors que dans le cadre de notre thèse nous voyons ici et là, au cours de nos recherches, des références de plus en plus nombreuses à la « disparition de l’islamisme « , nous avons souhaité réagir à cette idée, qui, que cela soit dit, n’est pas nouvelle. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Gilles Kepel dans les années 2000 tentait déjà d’en montrer les fondements à l’échelle internationale1 KEPEL Gilles, Jihad. Expension et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000, 450 p.. Il s’agira pour nous ici de démontrer en quoi cette théorie ne semble pas défendable, du moins sur notre terrain de recherche, c’est-à-dire en France.

Structure de l’article

Il s’agira de montrer:

  1. que  » l’islamisme  » n’est pas une réalité universelle mais qu’il constitue, pour une grande part, une représentation unilatérale : la disparition de  » l’islamisme « , c’est surtout la disparition ou la modification de nos représentations.
  2. que «  l’islamisme  » constitue une  » ressource  » rentable et nécessaire au fonctionnement politique et médiatique, et que sa disparition est peu probable.
  3. comment les élections européennes de 2019 et la dislocation de la droite, avec apparition d’une nouvelle bipolarité RN / LREM (soit bipolarité droite / extrême-droite), risquent de jouer un rôle de catalyseur de la variable  » islamiste « .
  4. comment des biais cognitifs et psychologiques peuvent déformer les perceptions et les analyses : le syndrome  » Eurêka  » et  » l’égocentrisme cognitif « .

Au préalable, sur «  l’islamisme « .

Précisons que l’expression  » islamisme  » ou  » islamiste  » sera toujours entre guillemets car nous n’en reconnaissons pas la pertinence. Nous ne pouvons donc pas la reprendre à notre compte. L’expression est trop floue, éminemment subjective et trop datée. Elle ne sert qu’à disqualifier à travers une mobilisation implicite et obscure de leviers moraux et de stéréotypes intériorisés. Son apport scientifique est quasi nul. Le terme ne fait que renvoyer vers l’idée d’un islam ou de fidèles perçus comme « mauvais » ou inacceptables sans plus de précision.

Pour certains, «  l’islamisme  » est un mode de gouvernance politique ou de structuration du politique par le prisme religieux. Là non plus, nous ne reconnaissons pas la pertinence du terme, trop ethnocentré2Le mode théocratique est, en Occident, globalement perçu comme un mode politique signe d’arriération surtout si musulman. incriminant et discriminant. En effet, il n’existe pas d’équivalent dans la terminologie habituellement utilisée pour évoquer des dérives relatives à d’autres cultes : il n’existe pas de  » christianistes « , pas de  » juifistes  » ou  » judéistes  » par exemple. Aussi le risque de confusion entre les deux  » définitions  » (islamisme comme système politique ET islamisme comme valeurs immorales) est trop important. D’ailleurs, les deux définitions ne sont pas imperméables : elles se rejoignent. Au sein des discours mais aussi des représentations, un  » régime islamiste  » n’est jamais perçu de manière neutre. Il est toujours chargé d’une émotion négative. Le terme «  régime « , au passage, ne faisant qu’accentuer l’impression de retard ou d’archaïsme des pays pointés du doigt.

1)  » L’islamisme  » : une vérité subjective et unilatérale.

La réalité de «  l’islamisme  » est subordonnée à la puissance de son écho au sein de nos représentations.  » L’islamisme « , en tout cas au moins dans les usages que l’on fait de ce terme en France, n’est pas une donnée objective ni universelle : c’est une construction.

 » L’islamisme  » n’existe pas en soi, pas même du point de vue théologique. C’est, dans les faits, le résultat de l’évaluation d’un groupe de référence vis-à-vis d’un autre, secondaire, minoritaire ou exogène. C’est donc une perception unilatérale.

Cet écho, tout le monde ne l’entend pas. Un individu ou une entité perçue comme «  islamiste  » ne se reconnaîtra pas comme tel car ne reconnaissant pas la légitimité ni la réalité du terme qui n’est vrai, par ailleurs, que pour celui qui l’utilise. L’expression agit davantage comme un stigmate que l’on imposerait à l’autre plutôt qu’un qualificatif objectif. À contrario, ceci n’est pas le cas lorsque l’on évoque par exemple des combattants de Daesh, de l’État Islamique, des FARC, de l’IRA etc. Ce sont des mouvements, d’existence bilatérale, vis-à-vis desquels les individus peuvent  s’identifier ou se rattacher : on peut designer X ou Y comme étant un combattant de Daesh, et ce même individu peut se proclamer combattant ou soldat de l’organisation incriminée. Cela est tout à fait possible. En revanche  » faire parti de l’islamisme  » ou  » rejoindre les rangs de l’islamisme  » n’a pas de sens. 

Le terme est surtout un  disqualifiant dont la structure est extrêmement volatile, c’est-à-dire que l’on ne peut que difficilement saisir et appréhender la manière dont se fait la catégorisation de X ou Y en «  islamiste « . Un simple voile visible ici ou là, un projet de construction de mosquée ou quoi que ce soit d’autre suffit à voir émerger ce signe péjoratif. Le rapport à la notion de morale semble évident

La disparition de l’islamisme signifie en réalité, non pas l’humanisation de l’autre de par abandon de sa religion ou de ses valeurs pour l’acquisition d’une  » sagesse républicaine « , mais l’abandon de notre système d’identification de l’altérité musulmane par ce référentiel usuel.

C’est un processus qui ne dépend pas d’un tiers mais de nous-mêmes. Aussi  » l’islamisme  » est-il moins une donnée de nature endogène qu’exogène.

Pour aller plus loin dans la compréhension.

L’étude des relations et des représentations sur une trame historique permet d’observer les évolutions avec plus de facilité. En tant que chercheur, constater simplement les faits me semble insuffisant. L’analyse ne peut prendre sens et valeur que lorsque l’on tente d’établir une genèse des faits ciblés et donc un historique, ce qui nous semble nécessaire si l’on souhaite comprendre la nature de la perception de  » l’islamisme « .

Du VIIe siècle aux années 1990

Le rejet, soit de l’islam, soit du musulman, soit de l’arabe (ou du maghrébin) évolue dans un système ou chacun tour à tour semble focaliser les attentions.

Du VIIe au IXe siècle, c’est moins l’islam que les arabes qui furent au centre des préoccupations comme semblent bien le mentionner des chroniques datant de l’époque merovingienne3 FREDEGAIRE, Chronique des temps mérovingiens, Brépols, coll.  » Miroir du Moyen Age « , 284 p. . Ces chroniques sont intéressantes car elles datent d’une trentaine d’années après l’expansion de l’islam et offrent un regard d’époque. Les travaux d’Henri Pirenne4 PIRENNE Henri, Mahomet et Charlemagne, Tempus Perrin, coll.  » Tempus « , 1922, 477 p., de Philippe Senac et de Maurice Lombard vont dans le même sens, c’est-à-dire, montrant d’abord une forme de centralité ethnique.

Puis, à partir du XIe siècle avec la période des croisades, c’est l’islam mais aussi la figure du prophète qui semblent attiser les rejets. En guise d’exemple, la première tentative de traduction du coran par Pierre dit  » le Vénérable  » au XIIe siècle dont le titre vaut synthèse :  » Lex Mahumet pseudoprophète  » (Loi du pseudo prophète Mahomet). La période mélange cela dit quelque peu ethnicité (donc arabité) et islam.

Au cours de la période coloniale, c’est cette fois-ci davantage l’aspect ethnique et culturel (modes de vie, coutumes…) qui est en cause dans l’arriération supposée des peuplades colonisées. L’Orientalisme peut être perçu comme une pause en matière d’antagonisme mais en réalité les éléments soulignées par nombre d’artistes occidentaux pour évoquer les autochtones sont souvent composés de clichés homogénéisant voire dégradants mettant très souvent en scène la sexualité, les instincts primaires voire l’animalité des colonisés même si le courant ne s’est pas exclusivement limité à cela et incarna, pour certains, une véritable fascination pour l’altérité. Les travaux incontournable d’Edward Saïd constituent une référence à propos de cette thématique5 SAÏD Edward, L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, 1978. ,

Pendant la guerre froide c’est de nouveau l’islam qui attirera les méfiances même si le bloc de l’Ouest n’hésitera pas à solliciter la religion musulmane dans sa lutte contre le soviétisme. A ce titre, les travaux de l’historienne Scott Joan6 SCOTT Joan W.,  » De la Guerre froide au choc des civilisations  » in La religion de la laïcité, , Flammarion, coll.  » Climats  » pp 167-211, , se montrent forts intéressants. Ils démontrent, assez succinctement mais de manière claire, comment la lutte contre le communisme de l’époque a préparé le rejet actuel de l’islam. L’historienne, dont nous résumons l’argumentaire de manière hautement synthétique, met en lumière comme un des facteurs explicatifs, un certain regain d’intérêt pour le christianisme chez les politiques en tant qu’élément clé censé avoir favorisé la venue et la maturation de la démocratie après pourtant bien des années d’anti-christianisme politique en France. C’est cette vision du christianisme revalorisé perçu comme géniteur de la démocratie qui ouvrira la voie au rejet de l’islam perçu comme force religieuse totalitaire et homogène, ne pouvant naturellement pas déboucher sur un quelconque exercice démocratique.

A partir des années 90

Même si le racisme anti-maghrebin, c’est-à-dire le rejet du pôle ethnique, reste socialement bien accepté ( jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs si l’on en croit les chiffres sur la difficulté d’accès à l’emploi https://www.insee.fr/fr/statistiques/2891682?sommaire=2891780 ou au logement des population concernées ) la défense d’une ligne structurellement et ouvertement raciste en public ne devient plus tolérable et cela que cette ligne s ‘appuie sur une base politique ou qu’elle soit le fruit d’une conviction personnelle ostensiblement défendue. Aussi, peu à peu, c’est l’islam comme marqueur identitaire principal qui va de nouveau prendre le relais étant donné que l’appartenance ethnique ne peut plus être évoquée. En France, 1989 semble une date clé avec l’affaire des premiers voiles à l’école à Creil même si pour d’autres chercheurs, d’autres dates incarnent ce basculement. Nous pensons par exemple à Marwan Mohammed, sociologue, qui situe plutôt le moment clé en 1982 1983 avec les grèves de Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy. Les arguments se défendent tout aussi bien. Cela dit, la date exacte importe peu.

A partir donc des années 80 / 90, l’islam sera le centre de gravité de productions de discours, surtout médiatiques et politiques mais aussi littéraires voire scientifiques, au sein desquels l’islam constitue un problème presque universel, fondamental et essentiel, capable de  » contaminer  » tout ce qui s’en approche de près ou de loin. L’islam a, dans cette optique, le dangereux potentiel de s’attaquer directement aux normes et des valeurs, noyaux vitaux des sociétés. Mais toute la subtilité vient du fait que si l’islam est critiqué très ouvertement sur tout et n’importe quoi, ce sont les fidèles, réels ou supposés, qui sont directement impactés, bien que les auteurs des propos se défendent du telle volonté. Aussi, être musulman en France ne constitue pas un facteur d’intégration social ou un quelconque facilitateur mais plutôt un véritable handicap.

À propos du terme  » islamophobie  » .

Au passage, nous n’évoquons pas le terme «  islamophobie  » et cela de manière volontaire. En effet, depuis au moins un décennie, la société voit émerger en son sein une dynamique qui semble s’orienter vers un désir de reconnaissance accru de différents groupes et d’individus. Cette dynamique peut prendre plusieurs aspects dont celui d’une reconnaissance collective d’une forme massive de rejet, qu’il soit social ou institutionnel, réel ou impressionnel, dans une société qui se veut ouvertement égalitaire et inclusive. Aussi, sans pour autant disqualifier la légitimité des revendications, il y a surinvestissement de la notion de  » phobie  » qui sert de structure, au moins lexicale, à cette dynamique, mais qui devient avec le temps, contre-productive : les  » phobies  nouvelles  » risquent d’être soit invisibles, soit ciblées négativement, soit mises en concurrence. C’est pourquoi nous privilégions au sein de nos travaux l’expression « anti-islam » même si le concept « d’islamophobie « , dans les faits, échappe à la dynamique que nous évoquons du fait de son existence et de son usage avérés dès le début du XXème par des ethnologues français, c’est-à-dire bien avant le mécanisme que nous decrivons.

Tout le problème aujourd’hui, c’est la manipulation de l’objet islam en tant que marqueur identitaire. On comprendra donc que critiquer l’islam est en effet problématique, non du fait de l’exercice critique en lui-même, mais parce qu’à la variable  » islam  » est rattachée la culture, l’histoire et les personnes. Et bien souvent, la critique consiste en un simple recours à des stéréotypes péjoratifs. Elle ne vise pas un réel approfondissement des savoirs mais un maintient des clichés déjà en place :

la plupart du temps, il ne s’agit que  de  » questionnements  » à partir de la juxtaposition exclusive d’éléments socialement problématiques : islam et antisémitisme, islam et misogynie, islam et violence, islam et totalitarisme et ainsi de suite.

L’ «  islamisme  » est en fait un terme général qui regroupe tous ces éléments négatifs. Aussi, à moins que la religion musulmane ne devienne subitement une religion socialement, médiatiquement et politiquement valorisée ou simplement considérée, le concept « d’islamisme  » perdurera, soit sous sa dénomination actuelle, soit sous une autre mais dans le fond similaire.

2) L’islamisme comme ressource.

Autre élément qui rend la disparition de  » l’islamisme  » peu probable, c’est sa raisonnance médiatique et politique

Dans la presse

Nous n’entrerons pas les détails qualitatifs au court de ce billet et au sein de cette partie. En effet, nous menons actuellement des travaux sur les représentations de l’islam dans les médias et plus précisément les hebdomadaires français, au cours desquels nous étudions les couvertures des « unes » et la présence de références à l’islam, explicites ou implicites. Aussi rédigerons-nous prochainement un billet plus complet sur ces résultats.

Cela dit, des études préliminaires nous ont permis de montrer un attrait très significatif du pôle médiatique pour la donnée islamiQUE et  » islamiSTE  » et cela depuis les années 80. Ainsi que le montrait le sociologue Bruno Étienne7 ETIENNE Bruno,  » La fabrique des regards « , La pensée du Midi, n°9, hiver 2002-2003, pp. 90-102. qui s’est lancé le premier dans ce genre d’étude documentaire concernant l’étude des représentations médiatiques, on note l’exposition, l’entretien  et la mise en scène d’une angoisse et d’une menace, d’ailleurs plus islamiQUE qu’islamiSTE surtout exogène (les islamistes sont à l’extérieur, aux portes de nos pays). La mise en scène s’effectue à l’aide de termes mais surtout d’images stéréotypées récurrentes (postures de fidèles en prosternation, barbus aux yeux « écarquillés » et à la figure semblant vomir une violence inouïe un coran dans la main8 Cf GEISSER Vincent, La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, Coll.  » Sur le vif « , 2003, 122p.…). Cette récurrence suggère un succès commercial (autrement on utiliserait d’autres images). Ce succès suggère à son tour une forme d’intériorisation et donc de normalisation de la part de l’opinion et donc d’acceptation. Jamais l’objet islam n’est traité comme un objet social factuel ou présenté sous un angle valorisant. Lorsque c’est le cas, c’est souvent pour mettre en lumière des penseurs musulmans du passé et dont les enseignements ont été perdus et oubliés (Avicenne, Averroés dont on notera la désislamisation ou désarabisation des noms) ou pour mettre en dualité un islam rigoriste ou rétrograde, voire naturellement rétrograde VS un islam occidentalisé : on parle souvent d’un  » islam des Lumières  » en référence a la philosophie du même nom.

Ceci montre une incapacité à concevoir un autre  » civilisé  » autrement qu’à travers nous-mêmes, ce qui sous-entend que la sagesse et le progrès ne peuvent se trouver que lorsque l’altérité, forcement attardée, se place dans les pas des nations les plus avancées, c’est-à-dire, occidentales. C’est une posture qui traduit une vision teintée d’évolutionnisme mais aussi profondément immature.

Depuis les années 2004, on note un tournant principal : la menace n’est plus externe mais interne; elle n’est plus probable mais en cours. Depuis lors, les couvertures se multiplient sur la menace « islamiste  » que ce soit des hebdomadaires supposés avoir une ligne éditoriale de gauche, de droite, ou d’extrême-droite. 

Étude des couvertures de 4 hebdomadaires : les références à l’islam et à ses dérivés.

Méthode

Nous analysons les couvertures de 4 hebdomadaires français en essayant de couvrir le spectre politique des lignes éditoriales même si les positionnements peuvent toujours être discutés. Aussi avons nous sélectionnés pour cet article:

  • L’ Express que nous identifions au centre / centre droit
  • Marianne que nous positionnons à gauche
  • Valeurs actuelles que nous déterminons à l’extrême-droite
  • Le Point que nous plaçons à droite.

Il s’agit d’étudier les couvertures et de relever les références à l’islam qu’elles soient composées de textes ou images. Nous prenons également en compte les éléments indirects qui, au sein de l’opinion, peuvent renvoyer à l’islam (femme portant un voile, mosquée, minaret…). Nous avons limité la période pour cet article à 6 mois soit du début de l’année 2019 au 30 juin 2019.

Dépouillement

MARIANNE :  on note sur 28 couvertures, 18 couvertures faisant référence à l’islam et ses dérivés. On notera cela dit des couvertures relativement chargées avec plus de textes et d’images que les autres magazines étudiés.

LE POINT : on notera sur 28 couvertures 6 faisant référence à l’islam et ses dérivés. 3 fois moins certes mais les « unes » sont plus directes, plus développées, plus explicite.

Concernant VALEURS ACTUELLES sur 28 couvertures, nous retrouvons 8 couvertures faisant référence a l’islam.

Concernant L’ EXPRESS, nous en retrouvons 9 sur 25

Interprétation

D’une part on note une forme d’alignement au regard des résultats assez homogènes sauf concernant le magazine Marianne. Cette  » dyssynchronie  » peut s’expliquer par des couvertures plus chargées chez Marianne ainsi que nous le disions plus haut. Cet alignement en outre semble bien traduire le fonctionnement homéostatique de la sphère médiatique davantage soucieuse d’observer ce que la concurrence s’apprête à publier plutôt que de se poser en miroir entre les faits et le récepteur, d’ou l’effet de propagande qui en résulte : tout le monde dit la même chose au même moment sur des canaux multiples. Nous avons déjà traité cette thématique au sein d’un article antérieur consultable ici https://oser-penser.fr/reflexions-sur-le-journalisme-de-masse-vision-perception-et-realite-du-monde/

D’autre part on notera un sujet  » islamiste  » conçu comme ressource  » pluripotente  » ou  » trans « . C’est un sujet récurrent et régulier dont le traitement dépasse les clivages politiques voire les classes sociales. C’est une « valeur refuge » qui permet le recours à un ciblage massif et généralisé du récepteur en vue d’attirer l’attention tout en minimisant la prise de risque. On peut faire une couverture sur l’auto-entreprise, cela n’attirera pas forcement tout le monde. En revanche  » l’islamisme  » suscitera un intérêt plus large. En outre le traitement de l’information  » islam  » étant le plus souvent tourné vers des dérives (islamisme, intégrisme, fondamentalisme, violence, misogynie…)

la sollicitation du lectorat se fait via des stéréotypes majoritairement déjà acquis par l’opinion, d’où la prise de risque minime.

 » L’islamisme  » comme ressource émotionnelle. C’est un sujet qui possède la particularité de placer le lecteur dans une logique de réception active: il s’agit moins d’informer que de faire appel à des sentiments d’indignation et d’angoisse. Le procédé a pour effet l’activation de leviers moraux faisant, en outre, appel à la peur. Le sujet n’est alors pas un simple récepteur : il traite l’information en question et la passe par différents filtres qui ne sont pas ceux de la réception de messages lambda. Aussi la psychologie sociale a t-elle mis en lumière dès les années 50 l’intérêt de messages fondées sur la peur dans le but de générer une modification du comportement notamment par le biais de l’implication des sujets (stratégie d’évitement etc.). Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les médias mainstreem visent une quelconque manipulation des esprits mais il s’agit d’affirmer que l’utilisation de la peur permet un captage plus intense de l’attention du lectorat grâce à l’entretien d’une atmosphère anxiogène, ainsi qu’un maintien des réactions avec finalité commerciale si l’on prend en compte la régularité qualitative des stéréotypes mobilisés à travers le temps.

Enfin,  » l’islamisme  » constitue une ressource identitaire. L’information  » islamiste  » montre une uniformité dans son traitement par les entités médiatiques étudiées ici. L’altérité musulmane, mais aussi arabe et forcement  » islamiste « , est sans cesse orientée pour favoriser la mise en scène d’une dualité identitaire antagoniste à travers laquelle les différences entre  » eux  » et  » nous  » seraient aussi ineffables qu’irréconciliables. De ce fait, il existe un jeu de feedback truqué et tronqué dans le processus identificatoire entre le pôle de l’altérite, maintenue artificiellement d’ailleurs dans ce rôle, et  » nous « . Ce feedback altéré tend à créer un système au sein duquel nous avons un retour forcement positif et valorisant de notre propre image, aussi bien individuelle (psychologique) que collective (sociale) grâce à un rejet de l’Autre perçu à travers une identité figée et repoussante. C’est ainsi que lorsque l’on parle d’islam, on remarque l’apparition quasi automatique, au sein des discours, de « contre-termes «  tels que  » démocratie « ,  » liberté d’expression « ,  » liberté des femmes  » etc. qui incarnent ce retour positif sur nous-mêmes.

Nous souhaitons terminer la partie médiatique en mentionnant une étude analogue9 BOUREKBA Moussa,  » L’islam, objet médiatique  » 2016 menée non plus sur des hebdomadaires mais sur des quotidiens, en France toujours. L’étude en question relève que les mots  » islam  » et  » musulmans  » font parti des 17 mots les plus utilisés par les quotidiens en question ( Le Figaro, Libération, le Monde) et cela de 1997 à 2005. Les travaux montrent en outre que les adjectifs rattachés à la donnée  » islam  » sont majoritairement péjoratifs. Aussi ces travaux viennent-ils confirmer notre analyse en plaçant bel et bien l’islam, et donc automatiquement ses dérivés et  » l’islamisme  » en premier lieu, en tant que ressource au regard des éléments quantitatifs que nous venons de citer.

En politique

Tout comme au sein de l’univers médiatique, «  l’islamisme  » constitue une ressource pour des raisons quasi similaires, qui dépasse les clivages politiques. C’est une variable à succès qui sert de « contrasteur » (eux et nous) mais aussi de support sensé expliquer de nombreux dysfonctionnements sociaux (délinquance dans les quartiers, violences, « communautarisme ») mais aussi culturels (islamisation, fantasme de la dilution, grand remplacement, ghettoïsation, sexisme…) .  » L’islamisme  » permet un parallèle entre l’utilité des élites politiques et les impératifs de la nation. Il constitue une ressource pratique et  » économique  » notamment grâce à son aspect disqualifiant. C’est-à-dire que l’islamisme n’étant pas une donnée objective mais un « disqualificatif » foncièrement immoral, son usage permet de se passer de toute justification. Il est donc relativement facile à mobiliser. On se souviendra d’une intervenante sur BFM qui tentait d’expliquer que le mouvement de gilets jaunes se structurait sur celui des frères musulmans https://www.youtube.com/watch?v=LbyFCE-bVX8. La sauce n’avait pas prise cependant; ou même l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame qui donnait lieu à des divagations de politiques ou de journalistes au sein desquelles le terrorisme et l’islam, evoqués de manière sous-jacente, auraient peut-être une part de responsabilité derrière l’événement…L’article de la rédaction du site  » Arrêt sur images  » en est une belle illustration : http:// www.arretsurimages.net/articles/notre-dame-fox-news-moins-pire-que-les-chaines-dinfo-francaises

Pour esquisser un tableau volontairement caricatural mais synthétique, concernant les représentations politiques de l’islam en France : la gauche manifestait une certaine hostilité au théologique mais une sympathie pour le culturel ; la droite manifestait une hostilité au théologique et au culturel ; l’extrême-droite manifestait une hostilité au théologique, au culturel et aux individus. 

Il est au passage intéressant de constater le rôle des femmes dans ce tableau de configuration. Hormis pour l’extrême-droite, les femmes, pendant longtemps, ont joué un rôle étrange. Elles ont été systématiquement mises hors du système de manière temporaire. En effet, elles ont longtemps, aussi bien politiquement que médiatiquement, été d’abord considérées comme des victimes du patriarcat non seulement islamiSTE mais aussi islamiQUE (c’est à dire musulman), avant d’avoir vu leur statut évoluer vers le milieu des années 2000, puis plus intensément aujourd’hui. Au départ systématiquement victimes (voile forcée, patriarcat…), elles sont de nos jours mises en stand by puis, soit intégrées à la bulle  » islamiste  » si elles revendiquent leur islamité, soit sorties du systeme disqualifiant si perçues comme républicaines, ouvertes, modérée… Il s’agit là d’un thème que nous traitons dans notre thèse mais que nous ne pouvons approfondir ici par soucis de concision.

3) Structure politique actuelle et  » islamisme « 

Si l’on se réfère aux élections présidentielles dernières ainsi qu’aux élections européennes en tant qu’indicateur de l’état des forces politiques en France, on notera quelques éléments significatifs:

  • l’explosion de la gauche et de son parti majeur le PS
  • La dislocation de la droite et de son parti majeur LES RÉPUBLICAINS
  • L’émergence du RN
  • Consolidation de LREM

On se retrouve avec un nouvelle bipolarité, non plus équilibrée entre gauche PS et droite UMP / LR, mais LREM vs RN, soit un équilibre droite/ extrême-droite si l’on considère la politique de Macron, notamment sociale et économique, comme étant de droite. 

À prendre également en compte les migrations des électeurs de droite. Le parti des Républicains voit ses électeurs divisés en trois blocs:

  • Un noyau fidèle au parti
  • Les électeurs qui se retrouvent dans la politique économique du parti LREM et qui ont migré vers lui, notamment les anciens fillonistes
  • les électeurs qui se retrouvent dans le parti RN et qui ont migré vers lui.

A prendre en compte également, la poussée des écologistes lors des élections européennes. Poussée significative mais nouvelle sur laquelle nous n’avons pas encore de recul. A voir les évolutions dans le temps.

Quelles observations tirer de ce constat concernant le sujet qui nous intéresse?

Le maintien en position de challenger du RN risque de mettre en avant la variable  islamiste/ islamisme comme composante importante de l’étendard RN, à l’heure ou nombre de pays européens mettent en avant, non pas la dérive « islamiste » mais la présence de l’islam tout court. On voit mal la ligne politique de ce groupe se passer de la ressource  » islamiste  » et ne pas s’aligner sur ses « partenaires » européens.

En outre, la dislocation de la droite qui parait suivre celle de la gauche, semble différer quelque peu de par une présence médiatique et politique plus affirmée, structurée autour d’un noyau encore communicationnellement actif. La migration d’une partie des électeurs LR vers RN risque cette fois ci de positionner le parti des Républicains en suiveur et de le voir s’aligner sur les propositions de l’extrême-droite avec risque de surenchère d’autant que le parti en question traverse actuellement une crise identitaire conséquente. Une telle configuration risque donc d’agir en catalyseur de la notion  » islamisme « . On voit mal comment  » l’islamisme  » pourrait ainsi disparaître sachant que pour l’UMP puis les Républicains, il a été littéralement au centre de son ADN depuis au moins 2004 ( laïcité, débat sur l’identité nationale, le voile intégral…)

4) Aspect psychologique : syndrome  » eurêka  » et égocentrisme cognitif.

Nous l’avons vu jusqu’à maintenant, notre argumentation a visé à démontrer en réalité la non-disparition de  » l’islamisme « . En fait, la posture qui est la notre ne va pas dans le sens de la rupture mais dans celle de la continuité. Elle ne va pas dans le sens du  » scoop  » mais dans celui de l’ordinaire. En réalité, la rupture est assez rare. L’être humain est un être foncièrement conformiste comme le démontre la désormais très célèbre expérience de Asch. Conformisme qui, dans l’histoire de l’Homme, relevait plus de l’impératif de sécurité grâce à l’effet socialisant qu’il génère plus que de la simple imitation ou passivité10 M. DAMBRUN et M. CHAMBON,  » Conformité et obeissance « , in L. BEGUE et O. DESRICHARD dir., Traité de psychologie sociale, De Boeck, Bruxelles, 2013.

D’ailleurs, l’histoire des idées, des paradigmes ou des sciences semble, à ce titre, montrer une certaine linéarité dans ses évolutions. Le développement des connaissances semble suivre un sillon tracé par la nature des paradigmes du moment dont le conformisme semble justement être le moteur. Parfois, certains esprits exceptionnels viennent subitement briser cette linéarité conformiste et sortir du sillon pour faire entrer les réflexions dans des directions nouvelles et révolutionnaires. Difficile par exemple de ne pas penser à Newton ou Einstein. On peut retrouver cette idée chez le philosophe Thomas Khun pour les lecteurs qui souhaiteraient approfondir la question.

Le problème c’est qu’en sciences sociales, nombreux sont ceux qui pensent être les observateurs privilégiés d’un moment pensé comme fondamental et qui s’empressent d’en rendre compte au monde : c’est le syndrome eurêka! Non pas que ce qui est regardé soit réellement exceptionnel mais plutôt parce que l’individu regarde, alors ce qu’il voit lui semble exceptionnel: c’est l’égocentrisme cognitif. Prédire la disparition de  » l’islamisme  » en est une illustration. Non seulement le sujet  » islamisme  » est encore trop rentable mais il est aussi encore très consensuel et excessivement dépendant de nos propres représentations. À la rigueur, le véritable esprit subversif se penchera plutôt sur la question :  » Si  » l’islamisme  » disparaissait, qui pour devenir notre nouvel ennemi? Qui pour perpétrer notre besoin de l’éternelle altérité porteuse de tares et d’insuffisances ? « . Cela me semble déjà plus complexe et honnête que prédire la fin d’un système, par essence forcément inévitable.

Conclusion

Mon travail en tant que sociologue consiste à montrer qu’à l’heure actuelle, les conditions pour une réflexion sur l’islam et les musulmans avec l’ensemble des acteurs ne rendent pas les débats possibles et constructifs. En effet, nous souhaitons réfléchir avec les acteurs concernés mais sans eux. Lorsqu’ils ont réussi à entrer sur scène, c’est tout en les renvoyant à une forme dégénérée d’altérité fantasmatique, systématique et artificielle que les débats se font. Nous sommes dans une posture de contradiction.

Nous souhaitons un débat apaisé à condition de pouvoir garder une posture communicationnelle et attitudinale descendante tout en demandant à maintenir des qualificatifs rabaissants.

Ce serait comme si les États-Unis souhaitaient une discussion nationale de réconciliation avec sa population afro-américaine à condition de pouvoir continuer à les qualifier de  » négros  » pendant les débats.

Dans notre cas, la catégorisation de l’altérité, à partir de réductions stéréotypiques bien souvent transportées par les vents de l’histoire, des imaginaires et des inconscients, a aboutit à la formation d’acquis trompeurs et solidement ancrés. Non seulement notre vision de l’Autre est sectorisée et est pensée comme hermétique, c’est-à-dire niant les échanges qui ont pu participer à la formation et l’ évolution du  » nous  » et du  » eux  » (quand elle ne crée pas tout simplement un autre artificiel), mais elle est en plus hiérarchisée et moralisée. C’est la le cœur de cet article. Nous pensons  » l’islamisme  » comme la vérité de l’Autre dont nous voulons rendre compte sans comprendre que dans le cas français,  » l’islamisme  » est, dans une grande part, une projection. La disparition de «  l’islamisme  » en France signifie avant la disparition d’un large spectre de nos représentations de l’ altérité musulmane. Il ne s’agit pas de nier les dérives, mais de savoir les repérer et les analyser sur des bases correctes et constructives.

L’exercice sociologique est difficile. La sociologie c’est se prendre soi-même en objet. La sociologie doit connaître le pénible exercice qu’a pu faire l’ethnologie autrefois, consciente que pendant des années elle a regardé l’autre non tel qu’il était mais à travers les lunettes du soi et du nous. Une danse n’était pas une danse mais des gesticulations dysharmonieuses de primitifs au regard de nos référentiels musicologiques et esthétiques. La division du travail n’était pas une organisation du social mais le résultat d’une simple domination physique quasi animale du plus fort sur le faible. Ce n’est que bien plus tard que l’ethnologie s’est interrogée sur sa manière de regarder l’autre et sur la nécessite de déconstruire son propre regard afin de désactiver au maximum les filtres déformants. À nous de tirer profit de ce sage enseignement.

A monsieur Moustache.

EL BAHAR Redwane

Redwane El Bahar

Doctorant en sociologie, je mène une thèse intitulée : "radicalité, radicalisme et radicalisation en lien avec un contexte islamique en France.

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