Contextualisation
Ces dernières semaines ont vu une nouvelle « polémique » émerger sur le voile en France. Pour rappel, il s’agissait d’une enseigne sportive qui a souhaité commercialiser un hijab de running à destination des femmes musulmanes portant le voile y compris pendant le sport. Un large spectre de la classe politique française s’était insurgé contre cette commercialisation.
Comme souvent sur ce thème, le fond de la polémique présente peu de contenu informatif. Le burkini à l’été 2016, l’étudiante voilée de l’UNEF, aujourd’hui le hijab de running, toutes ces « affaires » sont sans intérêt d’un point de vue juridique parce que non en contradiction avec le cadre légal. En revanche, si l’on éloigne la focalisation tout en sortant dynamique politico-médiatique, l’affaire révèle des éléments plus sérieux.
En effet, à l’heure ou les mesures visant à lutter ou à prévenir la « radicalisation » s’orientent vers une mobilisation plus active des acteurs musulmans, il peut sembler méthodiquement curieux de souhaiter impliquer les fidèles tout en leur rappelant l’obscurantisme de leur religion et de leurs pratiques.
On retrouvera bien evidemment le voile derrière ces pratiques. Voile ouvertement considéré comme une forme d’asservissement des femmes (islam comme forme d’avilissement individuelle ou collective) ou un moyen de promouvoir « l’islamisme » (islam comme menace exogène). Dans les deux cas, l’islam est perçu comme un problème et traité en tant que tel.
En outre, la compilation des propos tenus par les classes politiques et médiatiques sur la question de l’islam depuis 30 ans laisse apparaitre une violence sémantique conséquente génératrice de stigmates. Laurence Rossignol, ancienne ministre avait par exemple comparé les femmes qui portent le voile à « des nègres qui étaient pour l’esclavage » lors de l’épisode du burkini en 2016.
En 2018 à propos de l’interview d’une militante de l’UNEF voilée, Julien Dray évoquait quant à lui une direction du syndicat étudiant qui « en acceptant cette jeune dame souille tout notre combat dans les universités ».
Cette violence sémantique ne s’évapore pas dans la nature. Elle trouve indubitablement des récepteurs soit de manière immédiate, soit de manière différée. Elle trouve des récepteurs, soit chez les personnes de confession musulmane ou sensibles à cette cause, soit chez les personnes hostiles à l’islam, en renforçant la sensation de discrimination pour les premiers, en renforçant les impressions de danger imminent pour les seconds. Et malheureusement, l’exemple de l’attentat dans deux mosquées en Nouvelle Zélande en est une sinistre illustration. L’individu semble avoir prémédité son crime sur cette idée de l’islam comme force exogène d’invasion, s’appuyant sur le fantasme du « grand remplacement » et de celui de « l’islamisation » de l’Occident pourtant bien implanté chez nombres « d’entrepreneurs de morale ». Tellement bien implanté que même après l’attentat en question, il est hors de question de remettre ces « theories » en cause:
https://twitter.com/arretsurimages/status/1106852263576985600?s=12
Le sociologue Raphaël Liogier avait déjà mis en lumière en 2012 les stéréotypes racistes sur lesquels ces deux idées (grand remplacement et l’islamisation de la France) prenaient racine tout en prenant le soin de les invalider (cf: « Le mythe de l’islamisation« ) par une démonstration quantitative.
Sur un plan plus spécifique, on va retrouver 2 éléments fondamentaux sur lesquels s’alimentent les polémiques et qui maintienent une dynamique antagoniste vis-à-vis de l’islam et des musulmans en France
- Un remaniement de la notion de laïcité
- Un regard péjoratif des politiques
La laïcité
De laïcité juridique vers la laicité morale
Depuis une trentaine d’année, on retrouve une intense et régulière mobilisation de la laïcité principalement effectuée par les pôles médiatiques et politiques. Cette mobilisation fait suite à la première affaire du voile islamique à l’école en 1989 et ne se fera, par la suite, qu’exclusivement par rapport à l’islam, sauf quelques cas (crèches de Noël dans les mairies par exemple).
Cette hyper sollicitation à contribué à un déplacement de la laïcité allant de la sphère juridique vers celle du langage commun. Ce déplacement a immédiatement entrainé migration de la notion, allant du pôle juridique se déplaçant vers celui des valeurs. Il est intéressant, au passage, de constater que la notion de laicité à connu, en meme temps, un basculement politique passant d’une laïcité combattue par la droite (projet de loi Savary), à une laicité farouchement défendue par la droite (affaire du voile à Creil en 1989).
La laïcité ainsi mobilisée passe d’une règle de droit (neutralité religieuse, politique et philosophique des fonctionnaires et de l’Etat ) à une injonction morale (absence de visibilité religieuse, notamment musulmane) et a un indicateur civilisationnel. C’est ce que j’appelle « la laïcité morale ».
Justement, cette laïcité morale remaniée, s’est accompagnée d’une mythification importante. On retrouve des remaniements multiples dont un, central mais latent, qui va servir de structure legitimante: la laïcité se serait construite sur un idéal de libération des femmes (indicateur civilisationnel).
Pourtant, dans son ouvrage « La religion de la laicité », l’auteure Joan W. Scott, montre le strict contraire: la laïcité se serait construite sans les femmes et en opposition à elles. Ces dernières furent alors associées à la faiblesse, à l’irrationnel, à la passion et particulierement sensibles à l’esprit religieux par nature, contrairement aux hommes dotés d’une raison naturelle, donc anti religieuse.
C’est glissement et cette mythification qui contribuent aujourd’hui à l’émergence de croyances concernant la laïcité qui n’est plus tellement compris comme un cadre juridique de séparation des pouvoirs et de la religion, mais une sorte d’amulette populaire et sacrée que l’on brandirait comme rempart contre la « barbarie » ou « l’obscurantisme ».
La notion de laicité s’étant construite majoritairement en référence à l’islam depuis 1989 et plus intensément depuis 2003-2004 sur une logique d’opposition, il est aisé de comprendre que l’obscurantisme est essentiellement musulman ou islamique.
Voile et perception politique de l’islam
La présente polémique est également un indicateur sur la nature du regard des politiques à propos de l’islam.
Que ce soit à la gauche ou à la droite de l’échiquier politique, tous évoquent soit des atteintes à la dignité des femmes (ou plutôt une auto atteinte à la dignité des femmes) soit le péril islamique. Dans les deux cas, l’islam traduit soit une forme d’aliénation, soit une forme de menace.
Ce regard péjoratif possède un potentiel pathogène considérable dans la mesure ou on ne reconnait pas de posture hostile à l’islam en France qui soit d’origine politique ni même médiatique. Tout est assimilé à une critique légitimé par le droit de critiquer, jamais à des postures abusives ou excessives voire anti musulmanes.
Les prises de position, pourtant pour certaines très rudes à l’égard de l’islam mais aussi de ses pratiques ,et donc forcement de fidèles, ne sont jamais perçues comme hostiles ou dégradantes ni même productrices de stigmates mais au contraire comme le fruit du bon sens et du civisme
On pourra y voir la traduction d’un ethnocentrisme inconscient, naturel et forcement légitime dans ses idées déjà en place à l’époque coloniale suggérant, non un regard nouveau sur l’islam, mais au contraire un regard ancien et chronique. Chronicité qui vient inscrire ce regard dans un imaginaire collectif bien ancré (j’établis une distinction entre imaginaire collectif qui suggère une pensée archétypale c’est-à-dire fortement interiorisée, et l’opinion collective qui est une sorte de mémoire à court terme plus fluctuante). C’est ainsi que l’on évoque souvent au sein des discours politiques la notion « d’émancipation ». Il s’agit souvent de permettre l’accès à telle ou telle sphère (sport, culture, art, éducation…) pour que les femmes musulmanes puissent « s’émanciper de ». Il s’agit là d’un postulat qui part du principe non seulement que les femmes musulmanes ne sont naturellement pas libres, mais qu’en plus, elles doivent s’orienter vers le dévoilement, seule modèle de libération possible.
La posture exprime son potentiel algique lorsqu’elle émet des injonctions émotionnellement paradoxales en invitant vers une direction supposément civilisée tout en rappelant l’obscurantisme évident de ceux que l’on invite vers la voie juste. En réalité, une telle posture ne peut parvenir qu’à entretenir les antagonismes parce qu’elle etabli une hiérchisation non dissimulée entre « primitifs » et civilisés qui rappelle les premières heure de l’ethnologie.
Conclusion
Ainsi que le reconnaissait Nicole Belloubet, il n’y a pas de problème juridique au sein de cette dernière polémique
Comme souvent, ces polémiques s’inscrivent dans une tradition journalistique et politique cyclique (voile, laïcité, taille des jupes, des barbes, halal dans les cantines, les magasins, burkini, burqa, hijab de course…) qui révèle des positionnements ambigus, problématiques voire obesessionnels vis-à-vis de la religion musulmane et de ses adeptes.
Le travail de Bruno Etienne dans « La fabrique des regards » https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2002-3-page-90.htm?contenu=resume à propos du traitement médiatique de l’islam et que je reprends au sein de mes travaux pour les comparer, demontre l’objet islam jamais abordé comme fait social normal mais toujours comme le fruit d’une alterité menacante, autrefois exogène et aujourd’hui endogène. Aussi, concernant l’islam, retrouve t-on un alignement entre traitement médiatique et politique.
Ce que nous montre cette présente polémique derrière l’insignifiant, c’est:
- l’existence d’une laicité parallèle, fictive mais surtout subjective, permettant l’entretien de la cyclicité des épisodes médiatiques
- l’interiorisation de cette laïcité fictive ou morale non seulement par l’opinion mais aussi souvent par les poltiques.
- un évolutionnisme patent qui invite à penser un retard des musulmans considérés comme primitifs et retrogrades face à la modernité française, alimentant un antagonisme structurelle entre altérité (eux) et identité (nous).
Alors certes en sociologie on peut soit exposer un fait social problématique, soit l’exposer mais aussi tenter de trouver des solutions. Cela dit, ici les pistes sont restreintes car ici, la dynamique vient essentiellement « du haut ». On peut tenter de sensibiliser l’opinion, mais tenter de sensibiliser les acteurs politiques est une tâche beaucoup plus difficile surtout lorsqu’il existe à propos d’un thème, un alignement entre les grands producteurs de discours (medias, politiques, opinion). De cet alignement emanent souvent des discours monolithiques et homogènes qui donnent bien souvent, une impression de verité evidente et naturelle.
EL BAHAR Redwane