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Violences contre les musulmans et islamophobie : observation d’un traitement différencié dans l’espace politique et médiatique

Un meurtre a récemment été commis dans la mosquée de La Grand-Combe (Gard), vendredi 25 avril 2025. L’auteur, visiblement étranger à la communauté musulmane, a poignardé un fidèle, filmé et revendiqué son acte, avant de le publier sur les réseaux sociaux.
Une analyse du traitement de cette séquence met en évidence plusieurs mécanismes récurrents dans la réponse politique et médiatique aux violences visant des musulmans, et qui interrogent.

Temporalité politique différenciée selon la religion et les acteurs

L’une des premières observations porte sur le délai de réaction des autorités politiques. Contrairement à d’autres événements comparables touchant d’autres lieux de culte (synagogues, églises…), la venue du ministre de l’Intérieur – également chargé des cultes – sur les lieux a été tardive. Les temporalités et formes de réaction politique participent à produire des « hiérarchies de dignité » entre groupes sociaux (Bourdieu, 1998). La lenteur relative observée ici contribue, consciemment ou non, à positionner la communauté musulmane dans une zone de reconnaissance publique atténuée, voire secondaire.

Choix terminologique : éviter le terme « islamophobie »

Le vocabulaire utilisé par les responsables politiques constitue un autre indicateur. Même si l’expression « islamophobie » a été utilisée par le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, lui a évoqué un acte « anti-musulman« . Ce choix n’est pas anodin : il s’inscrit dans une dynamique politique consistant à remettre en cause la légitimité même du concept d’islamophobie (Farris, 2017 ; Delphy, 2010, Hajjat & Mohammed, 2013).En réduisant la portée du terme, l’événement est maintenu dans un registre anecdotique plutôt que s’inscrivant dans une dynamique sociale plus large et systémique.

Habitus médiatique et rigidité des grilles de lecture

Le traitement médiatique initial de l’événement est également révélateur. Plusieurs médias ont d’abord présenté, à tort, l’agression comme un différend interne entre deux fidèles : https://www.lefigaro.fr/faits-divers/gard-un-fidele-tue-a-coups-de-couteau-par-un-autre-fidele-dans-une-mosquee-20250425 ; https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/04/25/dans-le-gard-un-fidele-tue-a-coups-de-couteau-par-un-autre-fidele-dans-une-mosquee_6600003_3224.html

Cette erreur ne peut être analysée comme purement accidentelle. Elle s’inscrit dans ce que décrivent Aubenas et Benasayag (1999) dans La fabrication de l’information : les médias tendent à fabriquer des grilles d’interprétation du monde, auxquelles la réalité doit se conformer. Lorsqu’un fait brut entre en contradiction avec une lecture préétablie – ici, l’association dominante des musulmans à la violence – il est soit reformulé pour entrer dans le cadre existant, soit marginalisé. Pour grand nombre de médias, ce n’est pas à la grille de lecture médiatique de s’adapter aux faits, c’est à eux de s’adapter à la grille de lecture.

Cet habitus journalistique est prolongé par ce que conceptualise Goffman (1974) sous le nom d' »effet de cadrage » (framing), contribuant à maintenir la représentation implicite selon laquelle les musulmans sont sources de violence, plutôt que victimes de celle-ci.

Relativiser pour invisibiliser : le traitement médiatique du crime

La correction ultérieure des titres n’efface pas l’effet premier de cette construction initiale. Cette dynamique de relativisation traduit une difficulté structurelle du champ médiatique à reconnaître pleinement les violences visant les musulmans (Césari, 2004).Les violences contre d’autres groupes religieux sont plus fréquemment cadrées immédiatement dans des catégories politiques fortes (terrorisme, antisémitisme, etc.), alors que celles visant des musulmans sont souvent traitées comme des faits divers ou des anomalies isolées et relevant de l’anecdotisme.

Construction d’un climat de ressentiment : rôle des discours médiatiques et politiques

L’accumulation de discours politiques et médiatiques exposant l’islam comme une altérité problématique contribue à produire un environnement social où les actes de violence contre les musulmans deviennent pensables (Hajjat & Mohammed, 2013), voire presque compréhensibles à travers l’idée d’un « racisme vertueux » (Guénif-Souilamas, 2006). Ce climat discursif n’incite pas nécessairement directement à la violence, mais abaisse les barrières sociales à sa légitimation.

Conclusion : dynamique structurelle de différenciation

L’analyse de cet événement met en évidence plusieurs mécanismes de différenciation dans la reconnaissance des violences, selon le groupe social visé.Cette différenciation, observable à travers les délais de réaction politique, les manières d’agir, de réagir, les choix lexicaux, les mécanismes médiatiques de cadrage et la rigidité des grilles interprétatives, s’inscrit dans une dynamique plus large de production sociale de la marginalité « arabe », islamique et musulmane.

Références scientifiques bibliographiques:

Aubenas, F., & Benasayag, M. (1999). La fabrication de l’information. Paris : La Découverte.

Bourdieu, P. (1998). La domination masculine. Paris : Seuil.

Bourdieu, P. (1996). Sur la télévision. Paris : Liber-Raisons d’agir.

Césari, J. (2004). Musulmans et républicains. Les jeunes, l’islam et la France. Paris : Complexe.

Delphy, C. (2010). Un universalisme si particulier. Paris : Syllepse.

Farris, S. R. (2017). In the Name of Women’s Rights: The Rise of Femonationalism. Durham : Duke University Press.

Guénif-Souilamas N. (dir., 2006), La République mise à nu par son immigration

Goffman, E. (1974). Frame Analysis: An Essay on the Organization of Experience. Cambridge : Harvard University Press.

Hajjat, A., & Mohammed, M. (2013). Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman ». Paris : La Découverte.

Redwane El Bahar

Doctorant en sociologie, je mène une thèse intitulée : "radicalité, radicalisme et radicalisation en lien avec un contexte islamique en France.

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