Le 8 mai 2025, deux personnalités françaises s’identifiant comme Juives ou rattachées à Israël, Anne Sinclair1 et Delphine Horvilleur2, ont pris publiquement position sur la situation à Gaza. Leur dénonciation est, en soi, un signal notable et par ailleurs noble. Mais elle pose également de nombreuses questions. Non pas parce qu’il faudrait contester la pertinence morale de leur prise de parole, mais parce que leur discours, précisément parce qu’il est « autorisable », met en lumière plusieurs impensés et angles morts du traitement politico-médiatique du drame palestinien.
Une dénonciation tardive et sélective
D’abord, il faut le dire clairement : ces paroles arrivent trop tard. Plus de 65 000 morts du côté palestinien selon certaines estimations de chercheurs, dont 59 % de femmes, d’enfants et de personnes âgées.3 Une situation qualifiée par des ONG internationales et qualifiable de nettoyage ethnique voire, de déportation organisée. En effet, les intentions du gouvernement israélien, de déplacer les populations de Gaza en dehors de ce territoire, vers d’autres pays arabes, ne sont plus dissimulées mais exprimées publiquement. Or c’est bien aujourd’hui, face à ce seuil de l’horreur, que certaines voix s’élèvent enfin. Cela interroge.
Non pas que ces prises de position ne soient pas les bienvenues. Elles le sont, dans l’absolu. Mais quand des intellectuels, des universitaires, des journalistes, des citoyens – souvent racisés, souvent musulmans – osaient dire, bien plus tôt, que Gaza subissait une politique coloniale de destruction systématique, ils étaient accusés d’antisémitisme, de complaisance avec le terrorisme, ou de négationnisme moral.
Pourquoi cette parole est-elle aujourd’hui audible ? Parce qu’elle vient de personnes reconnues comme juives, et dès lors, autorisées socialement à critiquer Israël sans se voir délégitimer. Ce double standard est au cœur du problème. Il révèle une hiérarchie implicite des porte-paroles, une logique d’assignation identitaire : il faut « être de la maison » pour pouvoir dire que la maison brûle, pour reprendre une image chiraquienne.
Le silence sur ce qui précède le 7 octobre
Autre limite majeure : le récit proposé occulte entièrement la situation antérieure au 7 octobre. Or, l’oppression quotidienne, les humiliations, les colonies illégales, la domination systémique, les arrestations arbitraires, les nombreux morts Palestiniens par la police ou l’armée israélienne, le contrôle de l’eau, de l’électricité, des ressources, la dépossession progressive du territoire, les pénuries organisées par l’état israélien, tout cela ne commence pas avec l’attaque du Hamas. Le 7 octobre a été l’électrochoc médiatique, mais il ne peut être pensé ni compris comme point de départ. Une telle posture consiste finalement à dire que Gaza, mais aussi en Cisjordanie, tout allait bien avant cette date. C’est une posture indéfendable.
Le fait de ne pas inscrire la dénonciation dans cette chronologie longue contribue à une relecture faussée du conflit, où l’inhumanité actuelle n’est qu’une « dérive » d’un État d’Israël jusqu’ici perçu comme raisonnable. C’est historiquement inexact et politiquement dangereux.
Le sionisme, grand absent du débat
Cette mise en récit recentre la responsabilité sur une figure commode : Benjamin Netanyahou, présenté comme responsable d’une dérive extrême. L’argument est facile. Il permet de préserver l’essentiel : le socle idéologique du sionisme n’est jamais interrogé. Or, une critique rigoureuse et honnête devrait questionner le projet initial d’un État juif sur une terre déjà habitée, les modalités d’appropriation, les conséquences d’un nationalisme ethno-religieux dans un espace multiconfessionnel. Entendons-nous bien : Israël est, hier comme aujourd’hui, une réalité politique et sociale, dont la remise en cause serait aussi irréaliste qu’irresponsable. Cela étant dit, les fondations idéologiques du sionisme ne sont pas interrogées alors qu’elles appellent forcement à la dépossession d’un peuple et son déplacement. Si une telle situation s’était présentée chez nous, nous aurions lutté contre et continuerions de le faire.
Aujourd’hui encore, le droit international est quasiment absent des prises de position relayées médiatiquement. Aucune mention sérieuse n’est faite de la résistance palestinienne, souvent réduite à sa dimension violente, sans compréhension du droit fondamental des peuples colonisés à résister. Sans distinction entre violence d’État et violence de réaction (et nous ne parlons pas ici du 7 octobre dont les attaques sur des civils sont indéfendables).
La simple perspective d’une résistance armée des Palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie contre Israël et son armée par exemple, sans ne jamais s’attaquer aux civils, serait immédiatement comprise comme illégitime, voire comme du terrorisme. Et, finalement, cela interroge sur le rôle que doivent incarner les Palestiniens face aux violation du droit international en tant que repère légal et normatif, consensuel et objectif. Force est de constater qu’il semble attendu d’eux qu’ils meurent en silence, dans la dignité et la résignation.
Une humanité sélective
Enfin, les références à la morale, à la religion, à l’humanisme – chez Horvilleur notamment – auraient dû précéder ce seuil du supportable. Elles arrivent tardivement, et confirment un fait sociologique préoccupant : l’indignation n’est acceptable que si elle épouse certaines postures discursives et provient de certaines bouches autorisées.
Les morts palestiniens ne deviennent dignes d’être pleurés qu’à la condition que l’émotion passe par les circuits de la reconnaissance symbolique. Cela, en soi, est une forme de « colonialité » du discours.
Conclusion : dénoncer ou reconfigurer ?
Ce moment est donc ambivalent. Il témoigne d’une possible brèche dans l’omerta, mais une brèche sous contrôle, où la parole autorisée reste conditionnée par des logiques d’identité et de capital symbolique. Cette hiérarchisation de la parole affaiblit, à terme, toute possibilité de débat démocratique, car elle disqualifie d’emblée les voix palestiniennes et leurs alliés comme illégitimes ou passionnelles.
La question n’est pas seulement celle du moment de la dénonciation. Elle est celle du cadre dans lequel elle devient acceptable. Et aujourd’hui encore, ce cadre reste tributaire d’une lecture morale asymétrique du monde, où l’histoire des dominés continue d’être racontée par d’autres qu’eux-mêmes.
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- Horvilleur, D. (2025, 8 mai). Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire. Tenoua. https://tenoua.org/2025/05/08/gaza-israel-aimer-vraiment-son-prochain-ne-plus-se-taire/ ↩︎
- Jamaluddine, Z., et al. (2025). Traumatic injury mortality in the Gaza Strip from Oct 7, 2023, to June 30, 2024: a capture–recapture analysis. The Lancet, 405(10477), 469-477. ↩︎