Toujours au sein du volet de la radicalité (non l’étude « des radicaux » mais celle de nos propres perceptions sociales et collectives) dont je m’efforce de mettre à nu les structures, j’aborde cette semaine la terminologie et les concepts qui sont soit régulièrement utilisés par les principaux producteurs de discours, soit qui sont symboliquement marqués ou porteur d’une charge émotionnelle conséquente.
Cet aspect symbolique ou émotionnel va venir se constituer en force de déformation modifiant alors « ce qui est » en « ce que nous projetons« . Dit autrement, il s’agira ici de mettre en évidence l’islam selon un socle de connaissances objectif via un prisme disciplinaire tel que l’islamologie ou la théologie (ce qui est), en comparaison avec l’islam tel qu’il est collectivement perçu, compris et représenté (ce que nous projetons).
Je décompose la terminologie et les concepts en question en 2 catégories:
- intra islamique : c’est-à-dire les termes et concepts propres à l’islam et à la langue arabe (djihad, charia…)
- extra islamique: c’est-à-dire les termes et concepts qui ne relèvent pas de l’islam ou de la langue arabe mais qui sont utilisés dans les discours pour évoquer la religion musulmane et les problématiques associées (fondamentalisme, intégrisme, islamisme, radicalisme, radicalisation….)
Je me concentre dans ce billet sur la partie intra islamique. J’aborde 4 mots, notions, concepts:
- Islam
- Allah
- Coran
- Djihad
- Charia
Dernier point, le lecteur pourra être quelque peu bousculé de me voir citer des écrits de T. Ramadan. Aussi je rappelle que ce mémoire date de 2016, donc avant les « affaires » en cours. En outre, je me focalise sur la qualité de l’argumentaire ou des apports disciplinaires ou intellectuels, non sur la personnalité de l’auteur.
1) CRITIQUE DE LA TERMINOLOGIE INTRA-ISLAMIQUE
Avant de débuter, il importe de comprendre que les termes propres à la religion musulmane sont le fruit d’une traduction et que celle-ci se pose en intermédiaire entre les termes originaux et la compréhension directe. Sa présence doit être gardée à vue en raison des biais qu’elle peut générer.
Ensuite, il me semble nécessaire de préciser que la langue arabe est une langue très « plastique » qui s’accommode très mal au français. Elle renvoie davantage à des concepts ou à des idées plutôt qu’à des images précises. La traduction des termes est par conséquent difficile. D’autres langues que le français se prêtent mieux à l’exercice telle que l’anglais ou le chinois ainsi que nous le verrons.
En outre, la traduction peut engendrer une simplification excessive qui risque de dénaturer les significations originelles voire d’engendrer des traductions caricaturales. C’est d’ailleurs le cas.
Enfin, il faut, en plus de la présence de biais strictement « techniques » relatifs à la traduction, souligner la présence de représentations symboliques fortes, rattachées à certains termes (charia, dijhad…), qui peuvent perturber l’objectivité et nuire sévèrement à l’exercice de traduction tout en compromettant la compréhension et la posture objective.
1.2) ISLAM
La perception de la religion musulmane en France comme religion virile et guerrière, faisant plier les cœurs et courber les corps, fortement et forcement prosélyte, amène souvent à traduire » islam » par » soumission « . C’est une simplification excessive et une traduction erronée. La traduction en français va jusqu’à donner un sens presque contraire de ce à quoi renvoie le terme ainsi que nous le démontrerons.
En arabe, les mots s’articulent très généralement autour d’une racine composée de 3 lettres. Dans le cas ou il y en aurait plus, on pourra penser alors à une origine non sémitique du terme. Le mot « islam » s’articule autour des lettres SLM non vocalisées (un peu comme si elles étaient sans voyelles. En arabe les « voyelles » forment les sons i, ine, ou, oune, a, ane). Cette racine de 3 lettres renvoie vers 3 idées, 3 concepts.
D’abord il y a l’idée de préservation, de conservation, de protection, d‘être sain, d’être sauf.
Ensuite les lettres SLM renvoient vers l’idée de paix, d’apaisement, de quiétude
Enfin, elles véhiculent l’idée de suivre, d’accepter, de confier, de reconnaître, de faire confiance.
D’un point de vue théologique, contextualisé par le corpus coranique, il y a en arrière plan l’idée sous-jacente que ce mot, islam, est un état d’acceptation volontaire, d’abandon de soi dans une relation secure et de confiance avec le divin. Cette relation s’insère dans une forme de normalisation naturelle et essentielle du corps et de l’esprit à travers l’idée qu’en islam, chaque âme est » naturellement » encline à reconnaître dieu. Se sont les errances et les choix personnels qui éloignent l’individu de cet aspect naturel, l’Homme se rendant ainsi lui-même coupable de sa propre damnation.
Ainsi l’on peut comprendre « islam » comme la reconnaissance des règles de dieu, qui mène l’Homme à la paix, au salut, à la tranquillité du corps et de l’esprit, grâce à une vie en accord avec son essence originelle via une relation adéquate avec le divin.
Cette idée se retrouve fortement développée au sein du soufisme par exemple. Si l’on éloigne la perspective et décloisonne la pensée, on retrouvera là des rapports avec la pensée védique.
Enfin, ces 3 lettres non vocalisées, lorsqu’elles le deviennent, peuvent prendre alors diverses significations plus précises. Par exemple, SLM devient SALAM : paix, salut; SLM devient ASLAMA : sauver, pacifier. SLM devient MUSLIM : celui qui suit, qui accepte. C’est ainsi que le prenom Salime, Salima, Souliman (Salomon) par exemple, dérivent de cette racine trilitère.
1.2.1) ISLAM: PLUS CONCEPT QUE RELIGION
Je n’aborde pas ici le mot « religion » vis-à-vis de son sens premier ou étymologique et encore moins sociologique mais selon une perspective compréhensive, c’est-à-dire vis-à-vis de la subjectivité de « l’entité ». Dit autrement: tel que l’islam se considère ou se raconte.
D’un point strictement théologique, l’islam se définit plutôt comme un concept (celui de suivre les injonctions divines) plutôt que comme une religion particulière au sens ou nous l’entendons, avec un fondateur. La compréhension de islam comme religion vient ici dénaturer non plus le sens mais le principe. Ainsi l’islam ne se considère pas comme une religion spécifique encore moins comme la religion fondée par « Mahomet ». Elle se considère comme LE chemin, originel et atemporel de la relation Homme/Dieu, qui trouve son origine dans la nuit des temps. C’est la voie de ceux qui suivent les injonctions divines transmises par les prophètes aux Hommes.
Ainsi, en islam, il est parfaitement logique de considérer et de qualifier Jésus, Moise, Salomon, David, Adam, et d’autres figures prophétiques propres aux religions monothéistes comme étant « muslimin » (muslim au pluriel : musulmans), terme lui aussi dérivé de la racine SLM. Ils n’adhèrent pas à l’islam : ils sont « islam » (en arabe plus correct : ils sont « muslimin ») c’est-à-dire, selon la définition que nous venons de voir : respectant et acceptant les messages divins :
« Ibrahim (Abraham) n’était ni juif ni chrétien, il était muslim. » (Coran, sourate 3, verset 67)
Ce court passage, souvent traduit en « Ibrahim n’était ni juif, ni chrétien, il était musulman » dénature le sens de la phrase. En effet, en comprenant l’islam comme religion, on sera tenté de répondre que cela est impossible qu’Abraham fut musulman étant donné qu’il fut antérieur à l’islam, religion comprise comme fondée par Mahomet. Alors que l’islam compris comme concept (respect des injonctions divines), rend le passage plus conforme à son sens originel et donne une autre signification, moins figée et plus conceptuelle que nous pouvons réduire de la sorte:
« Ibrahim n’était ni juif, ni chrétien, il était obéissant à dieu ».
C’est en ce sens que l’islam ne se considère pas réellement comme UNE religion mais comme un état d’être et de faire. Le passage semble démontrer que l’islam ne reconnaît pas les religions comprises comme systèmes ou organisations mais qu’il se comprend comme un concept, une idée.
Ces précisions me semblent essentielles dans le sens ou si l’on veut adopter une posture compréhensive (Cf mon billet sur la sociologie compréhension ou explicative), il faudra d’abord être capable de maîtriser les références des individus et les ressources mobilisées par eux. En reprenant l’esprit de la traduction habituelle « d’islam » comme « soumission » et comme religion fondée par Mahomet, nous avons non seulement une traduction erronée, un principe effacé et une compréhension inexacte.
1.3) ALLAH
Allah est souvent représenté comme étant le nom du dieu des arabes ou des musulmans alors qu’il traduit en réalité le concept de dieu, simplement (Allah est la contraction de « al ilah »: le dieu). Un arabe chrétien lorsqu’il prie dieu invoquera un » Allah « . Des prières chrétiennes attribuées à Jésus qui évoque dieu dans sa langue (l’araméen), mentionnent un » Allaha « .
Il s’agit ici moins d’un biais de traduction que de représentation : Allah serait le nom du dieu des arabes et des musulmans qui serait un dieu diffèrent de celui des juifs et des chrétiens. Il y a une volonté de détacher l’islam du couple judéo-chrétien (curieusement constitué comme tel et cela depuis peu d’ailleurs), l’islam devant rester une religion forcement différente et porteuse, là encore, d’une forme d’indicible altérité négative avec laquelle nous ne pouvons rien avoir en commun: ni histoire, ni culture, encore moins un quelconque héritage.
Les débats sur les fondations chrétiennes de l’Europe et de la France sous la présidence de Sarkozy sont une source d’illustration intéressante mais que je ne développerai pas ici.
1.4) LE CORAN
Beaucoup s’attendent à trouver dans le Coran une sorte de biographie de Mohamed à l’image du Nouveau Testament pour Jésus. Ce n’est pas le cas. On notera au passage un biais par analogie.
« Coran », issu de la racine QR’ (le « ‘ » est une lettre impossible à retranscrire phonétiquement car sans équivalent en français) renvoie à l’idée de « lire » ou de « réciter ». Ici le sens le plus probable serait « réciter » ou « répéter ».
Techniquement, le Coran est la parole de dieu transmise par Djibril (Gabriel) à Mohamed, lequel doit la répéter mot à mot aux hommes. Il s’agit bien en islam d’une transmission mot à mot et non d’une interprétation. On parle donc révélation. C’est cette origine divine et cette répétition à l’identique qui donne à ce corpus toute sa supériorité et sa sacralité dans l’univers islamique. Référence ultime en islam et pour le musulman, il constitue la source de toute réflexion d’ordre théologique. Il est donc un référant aussi bien religieux qu’une source première d’autorité juridique et spirituelle.
Il est impossible d’aborder le Coran comme on lirait un roman. Il ne respecte pas une trame « scénaristique » cohérente ou régulière. Il s’apparente plutôt à des sortes d’aphorismes successifs. Il n’a pas été « révélé » d’un seul bloc mais cette révélation s’étale sur une durée d’approximativement 23 ans.
Les passages du Coran sont, dans de nombreux cas, des réponses divines à des problématiques rencontrées par Mohamed, ses compagnons, sa famille ou la communauté d’alors en général. D’autres passages se concentrent sur des récits relatifs à des éléments censés se référer à l’histoire, d’autres évoquent le futur, l’au-delà, d’autres encore fixent le dogme, les interdits etc. Les passages constituent des » versets » (« ayat » en arabe : « preuves » ou « signes »).
L’élément central qu’il convient de retenir réside dans le fait d’une contextualité du corpus coranique et de ses passages. Une carence à ce niveau rend impossible la compréhension de l’ouvrage.
Au passage, pour faire un détour par la question de la radicalisation que nous traiterons en troisième partie, la négation de la contextualisation du Coran est un point commun entre certains activistes violents se revendiquant de l’islam et certains farouches opposants à la religion musulmane comme c’est le cas de certains » philosophes de télévision » pour reprendre l’expression de Bourdieu, ou le cas des » experts de la peur » pour reprendre celle du sociologue Vincent Geisser, qui refusent toute idée de complexité interprétative, compréhensive et contextuelle vis-à-vis de l’univers islamique et du Coran. Nous y reviendrons en troisième et dernière partie.
Le Coran est issu d’un émetteur unique, Allah, mais s’adresse à des récepteurs multiples bien qu’il y en ait un principal, cible de la majeure partie du message. La mise en lumière et la compréhension de ce schéma communicationnel sont des points importants si l’on veut saisir certains aspects que nous traiterons plus loin lorsqu’il s’agira d’aborder les processus de radicalisation. Nous verrons que certains passages du Coran sont réappropriés par certains acteurs violents pour justifier des actes ou des comportements criminels alors que ces passages, d’un point de vue technique, s’adressent de manière spécifique à Mohamed et ne sont valables pour personne d’autre que lui, souvent face à une situation précise.
Les récepteurs du message coranique :
- La figure du prophète Mohamed (parfois nommé directement, souvent mentionné à travers un « tu », parfois un « il » …).
- Les contemporains et détracteurs de Mohamed.
- Les musulmans en général.
- Les génies (communauté d’êtres invisibles échappant aux lois de la physique mais soumis exactement aux mêmes règles, obligations, droits et devoirs que les humains).
- L’humanité en général.
- Les gens » du livre » (juifs et chrétiens).
Une grande partie du coran s’adresse à Mohamed. Ce dernier possède un statut exceptionnel : il jouit de prérogatives particulières et exceptionnelles qui ne sont pas applicables aux autres fidèles.
1.4.1) TEMPORALITÉ ET ATEMPORALITÉ
1.4.1.1) Le temporel
Certains passages sont frappés du sceau de la « temporalité » d’autres de « l’atemporalité ». La compréhension de ce phénomène est fondamentale.
Les passages « temporels » sont fortement liés à un contexte souvent historique en outre généralement très précis :
» Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent l’impôt étant défaits . » Coran, sourate 9, verset 29
J’ai sélectionné un passage volontairement polémique, souvent repris pour démontrer le caractère essentiellement violent de la religion islamique.
Ici donc, nous avons un passage strictement » temporel » : il s’agit d’une injonction d’Allah à Mohamed et à la communauté, intimant l’ordre, après avoir réussi à pacifier et unir les tribus arabes de la péninsule jusqu’alors profondément divisées, de consolider la sécurité du territoire en repoussant des agresseurs potentiels (l’empire Byzantin) jugés trop proche du nouveau territoire musulman. Dit autrement, le passage en question correspond à un instant bien précis et situation bien particulière que rencontre Mohamed et la petite communauté musulmane d’alors. Il ne s’agit pas de fixer ici une pratique quotidienne et immuable du fidèle, mais de répondre à un impératif divin correspondant à un instant bien déterminé et une contextualité bien précise. En aucune manière il ne s’agit d’un état d’être et d’agir permanent. La guerre comme « mode de vie » dans le Coran n’existe pas, et par voie de conséquence « le djihadisme » non plus. Elle est toujours conditionnée et soumise à l’accord direct du divin.
1.4.1.2) L’atemporel
Les passages » atemporels » eux, concernent souvent le dogme. Ils ne sont pas modifiables ni conditionnés. Ils viennent évoquer les interdits alimentaires, l’aumône, la prière, le jeûne etc, en définitive: le culte.
» Vous sont interdites vos mères, filles, sœurs, tantes paternelles et tantes maternelles, filles d’un frère et filles d’une sœur, mères qui vous ont allaités, sœur de lait, mères de vos femmes, belles-filles sous votre tutelle et issues des femmes avec qui vous avez consommé le mariage. » Coran, sourate 4, verset 23.
Il s’agit, dans ce passage, de règles de droit et d’organisation sociale qui concernent les liens du mariage et de parenté. Ces règles sont immuables et inscrites dans le temps et ne souffre en général, d’aucune exception.
Identifier ces deux aspects, temporel et atemporel, est indispensable pour toute analyse. En reprenant des passages relatif à l’aspect militaire tel que celui évoqués quelques lignes plus tôt sans établir cette distinction, l’imaginaire collectif entretien la confusion et compromet une compréhension correcte tout en véhiculant des stéréotypes forcément pénalisants et injustifiés.
1.4.2) LECTURE ANALYTIQUE DU CORAN: BIAIS DE MODERNISME ET LECTURE ANTHROPOLOGIQUE
La manière dont est abordé le Coran est un paramètre également important. Un nombre considérable de discussions scientifiques ou non, dissèquent le corpus à travers un regard et une lecture éminemment moderne en minimisant le repositionnement contextuel qu’il soit historique ou anthropologique. La lecture du Coran s’effectue alors avec une rigueur quasi administrative caractéristique de nos sociétés bureaucratisées.
En guise d’exemple, le terme » djihad » a été analysé en profondeur par l’islamologue Marie-Thérèse Urvoy. Elle explique que la racine du mot (J.H.D qui signifie « effort ») se retrouve 41 fois dans le Coran, dont 6 fois avec un sens particulier, 16 fois avec un sens imprécis et vague, et 6 occurrences qui signifient un appel à la lutte armée, concluant par là que l’idée qui voudrait faire du » djihad » une lutte dirigée contre ses propres insuffisances et défauts soit indéfendable. Pour l’auteur donc, selon cette méthode d’analyse, le djihad, c’est la guerre. (Cf: Marie-Thérèse URVOY, « Guerre et paix » in Mohammad Ali AMIR-MOEZZI (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Laffont, 2007, p. 372-377) La question ici n’est pas de savoir si son propos est juste ou non, mais de souligner une méthode très contemporaine, très moderne, très occidentale, très « scientifique », d’aborder un phénomène à travers sa dissection. Ce que l’on dissèque, on le tue. Ici, l’esprit du texte n’est plus. Seule la structure est prise en compte.
Dans un autre style et à travers une lecture foncièrement différente, l’historienne Jacqueline Chabbi invite au contraire à penser le terme dans son contexte historique et anthropologique. Elle rappelle ainsi que le schéma social dominant à l’époque de Mohamed était fondé sur un système tribal et que la notion de djihad ne signifie rien d’autre en réalité qu’un appel à l’action collective dans une structure éminemment communautaire ou groupale ou l’agir ensemble fait particulierement sens. Cet appel à l’action collective ne concernait pas spécifiquement la guerre mais la vie en général (prières, solidarité, générosité, dons…). Au contraire même, elle démontre que le Coran et Mohamed à l’époque, tentaient d’éviter au maximum la confrontation armée pour des raisons évidentes de survie démographique dans un endroit géographiquement et climatiquement hostile. En d’autres termes, il fallait éviter les hécatombes pour la survie des groupes. (Cf: Jacqueline CHABBI, Le seigneur des tribus. L’islam de Mahomet, CNRS, coll. « Biblis », 2013)
Une lecture comme celle de l’historienne semble plus appropriée car moins entachée d’un biais de « modernisme ».
1.5) LE DJIHAD
L’expression est en Occident porteuse d’une charge émotionnelle et symbolique extrêmement prégnante en revoyant constamment aux attentats ou au terrorisme. L’expression à elle seule suffit à concentrer un antagonisme presque civilisationnel entre » nous » (identité) et » eux » (alterité).
Dans un imaginaire occidental, le djihad est une sorte d’élément quasi magique qui viendrait placer l’arabe et le musulman dans une posture exceptionnelle » d’être à part » sur cette planète: un homo islamilis sur qui, les forces sociologiques, psychologiques, économiques qui s’appliquent à tous, n’auraient aucune prise, le djihad venant les supplanter toutes.
Un musulman cadre supérieur appartenant à la catégorie aisée d’une ville quelconque des Etats-Unis et un musulman extrêmement pauvre vivant dans un bidonville du Bangladesh se sentiraient liés par une appartenance à une communauté homogène de croyants et par une vision commune du djihad et cela, en dépit des différences profondes qui peuvent séparer les deux individus qu’elles soient culturelles, intellectuelles, sociales, économiques, générationnelles ou autres.
Le djihad serait un élément central sur lequel l’ensemble des musulmans du monde se retrouverait dans un désir d’anéantissement de l’autre dans le but de le faire plier aux règles sanguinaires de la charia.
Djihad est souvent traduit par » guerre sainte « . Pour l’islamologue Tariq Ramadan, on retrouve ici une analogie abusive :
« La compréhension d’un certain nombre de notions islamiques s’est bornée très tôt à l’exercice de la pure comparaison : il y a eu les croisades, il y a eu l’extension musulmane ; il y a eu les saintes croisades, il y a eu donc les « guerres saintes », le fameux djihad. » (Cf: Tariq RAMADAN, De l’islam et des musulmans, réflexions sur l’Homme, la réforme, la guerre et l’Occident, Presses du Châtelet, 2014, p. 114 et 115)
On notera donc ici d’une part un biais par analogie du fait d’une comparaison abusive ; un biais ethnocentrique du fait de la compréhension qu’elle soit individuelle, groupale ou sociétale d’un évènement à travers sa propre expérience comme référence principale ; et un biais de traduction que nous allons maintenant développer.
Ainsi que nous l’évoquions au départ, l’arabe est une langue complexe qui se traduit mal en français. Passer par le chinois ou le japonais peut parfois être plus simple, ces langues ayant un fonctionnement assez similaire.
« Djihad » s’approche ainsi assez bien de la notion chinoise de « kung-fu » qui signifie « effort » ou « travail ». Un homme dont les peintures, la maîtrise martiale ou encore les produits qu’il fabrique sont remarquables de par leur qualité se verra entendre que son » kung-fu est bon « « Djihad » a une signification quasiment similaire. C’est un terme qui signifie « entreprendre un effort » sans plus de précision. L’expression « djahadou fi sabilillah » (Cf: Coran, sourate 2, verset 218) vient justement préciser le type d’effort : il ne s’agit pas d’un effort relatif à la pratique de son métier ou autre, mais d’un effort pour Allah avec en filigrane l’idée d’un effort pour la communauté et son salut. Parfois le Coran vient préciser qu’il s’agit de lutte armée. Parfois à travers une perspective plus atemporelle le Coran invite à un effort davantage spirituel parfois personnel, parfois collectif. « Djihad » ne signifie donc pas « guerre sainte » mais renvoie dans le Coran à idée d’agir ensemble dans un intérêt commun ou d’agir sur soi. « Guerre » se traduit en arabe par le mot » Kital « , et la notion de sainteté de la guerre dans le Coran n’existe tout simplement pas. En guise d’illustration, le passage du Coran qui suit, autorise Mohamed à mener une excursion armée contre le camp opposé en réponse à des confiscations et des expulsions de biens et de familles musulmanes à la Mecque par le camp ennemi. Dans ce passage en question, il n’est même pas question de « djihad » alors pourtant que le verset évoque le combat militaire :
« Permission est accordée à ceux que l’on combat injustement et Allah va leur donner une grande victoire, ceux qui ont été chassé de leur maison pour avoir dit “Notre seigneur est Allah”» (Coran, sourate 22, verset 39.)
La focalisation autour de certains termes et thèmes islamiques releve en réalité souvent beaucoup plus de nos peurs et de nos angoisses, voire de nos projections qu’autre chose. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de probleme, ou que la question de l’activisme violent est imaginaire, mais simplement que les representations collectives amènent à utiliser l’islam comme une sorte de totem cathartique
1.6) LA CHARI’A
Terme porteur d’une charge émotionnelle importante foncièrement négative dans l’opinion et l’imaginaire. Pour garder l’idée de traduction avec une langue appropriée, « chari’a » est semblable au » do » chinois ou japonais qui signifie « la voie, la méthode » : judo (la voie de la souplesse), jeet kune do (la voie du poing qui intercepte), budo (la voie de la guerre), aïkido (la voie de l’harmonie et de l’énergie).
En arabe le terme signifie littéralement : » le chemin qui mène à la source « . Mais comme les » do » que nous avons mentionnés, chacun vient préciser de quelle voie il s’agit. Pour l’aïkido c’est le chemin de l’harmonie, pour le judo c’est celle de la souplesse face à la force brute, pour l’islam c’est le chemin du respect des injonctions divines pour arriver à cet état naturel et essentiel d’apaisement que nous évoquions lors de la traduction du terme « islam », celle d’une inclinaison naturelle à la reconnaissance de dieu et qui conduit à la paix, à l’équilibre par le respect du chemin qu’il invite à suivre pour retrouver le paradis perdu.
Pour Tariq Ramadan :
« Il n’existe pas une seule définition du concept de « shar’a (…). En partant de l’acception la plus large à la plus réduite, nous pouvons présenter les définitions comme il suit :
a) ash-shari’a, sur la base de la racine du mot, signifie « la voie », « le chemin qui mène à la source » et exprime les contours d’une conception globale de la création, de l’existence, de la mort et du mode de vie qui en découle née d’une lecture normative et de la compréhension des sources scripturaires. Elles déterminent le « comment être musulman ».
b) ash-shari’a pour (…) les juristes, est le corpus des principes généraux de la loi islamique extraite de deux sources fondamentales, le Coran et la sunna » (Cf: Tariq RAMADAN, Islam. La réforme radicale. Ethique et libération, Presse du Chatelet, 2008, p. 409.)
Globalement, la notion est réduite et comprise comme une forme primitive, archaïque et violente de châtiments corporels imposée par l’islam avec souvent mise à mort (lapidation, décapitation, flagellation…), alors qu’en islam le terme renvoie davantage à un mode d’être et de vivre dont l’aspect pénal ne représente qu’un aspect très minime.
L’aspect pénal même n’est pas fixe et dogmatique. Omar, un compagnon proche de Mohamed et second calife, portant réputé sévère dans l’application des textes avait décidé de lever toute forme de sanction pénale et tout châtiment corporel relatif au vol du fait d’une disette intense durant sa gouvernance, illustrant ici une fluidité adaptative de l’aspect coercitif généralement en lien avec le pénal. En islam, la charia ne sépare pas de la notion » d’ijtihad » (on retrouve la même racine que pour « djihad » à savoir J.H.D qui signifie ici « effort de la réflexion ») impulsée par Mohamed et qui consiste en un effort réflexif face aux textes au regard des contextes. Sur ces règles, les savants en islam dès le troisième siècle après l’hégire ont établi ce qu’on nomme « maqassid achari’a » c’est à-dire : les objectifs de la charia qui sont au nombre de 5 :
- – La nécessité de la préservation de la religion avec le droit de croire ou non pour les individus en territoire sous administration musulmane.
- – La préservation de l’intégrité physique des individus.
- – Le droit à la connaissance et à la préservation de la raison.
- – Le droit à la propriété privée.
- – Le droit à la famille et à la reproduction.
La compréhension globale du concept de chari’a dans les imaginaires et l’opinion montre un fossé important entre les réalités théologiques et les perceptions collectives mais aussi politiques et médiatiques.
Conclusion
On note une franche différence entre un islam objectif (compris par le prisme disciplinaire) et l’islam tel qu’il est perçu collectivement.
Ces perception déformées resultent à la fois d’une méconnaissance entretenue par la prédominance de l’opinion sur la connaissance et d’un ancrage solide des représentations stéréotypées péjoratives concernant la religion musulmane et le musulman voire l’arabe via le recours à des vecteurs symboliques puissants : culture, histoire, civilisation…
L’absence d’évolution de la donnée « islam » au sein des représentations notamment médiatiques, laisse penser à un maintien des perceptions sociales caricaturales sur ce sujet et à une relative stabilité de celles-ci.
La puissances des stéréotypes péjoratifs et sa stabilité, révélés par les décalages en question, vont dans le sens de la nécessité d’une étude approfondie de la notion de radicalité comprise non comme une perspective sur l’autre (l’altérité), mais sur un retour sur nous même, sur le collectif et le social.