En sociologie, deux paradigmes aussi vieux que la discipline elle même s’opposent : la posture explicative, plutôt d’origine française; et la posture compréhensive plutôt allemande.
La posture explicative ou descriptive se place alors, à l’époque d’Auguste Comte (1798-1857) et de Durkheim (1858-1917), dans une logique « naturaliste ». De manière synthétique, il s’agit d’une prise de position qui considère une forme de continuité entre les lois que nous tirons de la nature (biologie, médecine, physique, chimie…) et celles des sciences sociales qui se situeraient sur une même logique. Etudier un coeur qui bat, la circulation du sang ou les phénomènes sociaux relève des mêmes mécanismes naturels et ontologiques.
La posture compréhensive impulsée par W. Dilthey outre-Rhin est fondamentalement différente. Elle présuppose une coupure franche entre la nature et les « sciences de l’esprit ». Il n’y a aucun rapport entre les deux ni même aucune continuité: les sciences de la nature et celles de l’esprit ne répondent pas aux mêmes logiques. Il s’agit non de se fonder sur une perspective nomothétique (recherche de lois) qui ne serait pas envisageable du fait de l’aspect potentiellement irrationnel de l’Homme, mais de prendre en compte l’aspect historique de celui-ci. En d’autres termes, la nature relève de lois répétitives et verifiables de manière empirique; les hommes eux possèdent des histoires et des vécus qui leur confèrent une forme d’originalité qui ne permet pas de standardisation au point d’en tirer des lois. Aussi, la posture explicative est, dans cette perspective, inopérante : il ne faut pas décrire mais plutôt comprendre.
Concernant le sujet qui nous intéresse à savoir la radicalisation, quelle serait la meilleure posture? Descriptive/Explicative ou compréhensive? Je le reconnais, la question est quelque peu naïve mais elle a le merite de se placer au fondement de la posture de recherche mais aussi d’eclairer le lecteur sur l’angle analytique des travaux qu’il s’apprête à aborder.
LA METHODE DESCRIPTIVE.
En fait la méthode descriptive/explicative possède une certaine inclinaison quantitative. Elle à tendance également à mettre en avant des logiques de type déterministe. Le déterminisme n’est pas un « gros mot » en sciences humaines et sociales comme pourrait l’être l’évolutionnisme politique ou social dans cette même discipline. La mise en évidence de « constantes » dans les processus de radicalisation par exemple est une réalité. L’âge peut en être une. Il est assez rare de trouver en effets des personnes âgées ou très âgées se radicaliser de manière violente. On trouvera le plus souvent des individus plutôt jeunes, se situant sur une tranche d’âge allant très grossièrement de la quinzaine à la trentaine d’années. De la même manière, on retrouvera plutôt une population masculine que féminine. Le sexe en est donc une autre. On trouvera également plus de personnes au passé judiciaire ou familial voire psychologique chaotique ou, disons le autrement, avec des périodes critiques ou significatives (délinquance lourde, légère, instabilité familiale, passé traumatique, errance professionnelle…) même si parfois des personnes au profil socio-professionnel très stable, valorisé, appartenant parfois à la classe aisée (des universitaires, des médecins, des individus instruits…) semblent émerger.
On peut également retrouver des constantes imaginaires tant chez ceux qui se radicalisent qu’au sein de la société (ce qui montre au passage que le phénomène de radicalisation est un phénomène bilatéral ou communiquant, il n’est pas à sens unique). Aussi peut-on parler de constantes imaginaires « internes » (à l’islam) qu' »externes » (sociales). Citons en guise d’exemple pour les premières, les « promesses » d’un au-delà heureux et spécifique aux martyrs, incluant des privilèges et des « passe-droits » pour les auteurs et leurs proches; ou encore le partage certaines visions d’odre eschatologique ou enfin tout simplement l’espoir de l’émergence et de la construction d’une société nouvelle, fantasmée, utopique, lointaine, dans laquelle l’individu pourrait vivre une foi plus pure, sans contrainte, totale et entière, souvent à travers une société idéalisée, qu’il souhaite débarrassée des injustices et des déviances (considérées comme telles par les sujets) de nos sociétés occidentales.
Concernant les constantes imaginaires externes (sociales), citons de manière très générale les stéréotypes que l’on peut retrouver parfois dans différents imaginaires (collectif, politique, médiatique) à savoir un islam par essence violent, conquerant ; l’idée d’un islam foncièrement rigoriste et obscurantiste ; des musulmans ayant comme projet le remplacement des populations européennes, des femmes voilées forcement contraintes etc.
Ces constantes bien réelles ne peuvent néanmoins pas suffire pour une analyse profonde du phénomène. En effet, elles ne semblent être qu’une trame de fond mais sont en revanche excellentes pour établir une forme très générale d’idéal-type (terme sociologique qui équivaudrait dans un langage plus courant à une sorte de portrait-robot). Prises seules, elles sont trop totalisantes et excessivement rigides. En fait, elles ne parviennent pas par exemple à expliquer les « formes » nouvelles de terrorisme que constatent avec stupeur les médias, ou les profils qui semblent évoluer sans cesse et toujours nous surprendre (terrorisme féminin, radicalisation fulgurante…).
LA METHODE COMPREHENSIVE.
La posture comprehensive quant à elle va s’intéresser plus en détail aux motivations, aux discours des acteurs pour tenter de comprendre un phénomène social. Elle prendra en compte les souhaits, les buts, les objectifs, les raisons, la rationalité (non la morale) des choix. C’est une perspective plus qualitative. Les éléments mis en lumière par une sociologie davantage compréhensive vont éclairer d’autres aspects que ceux mis en lumière par une sociologie plus descriptive. Non pas que l’une soit meilleure que l’autre mais qu’elles se complètent.
Ainsi ce type de sociologie est capable d’exposer des situations dans lesquelles l’individu peut ressentir une certaine impuissance face à des attentes sociales ou des perspectives politiques (qui s’inscrivent dans un futur) et qui peuvent lui apparaitre comme inaccessibles ou sans espoir. L’individu met en oeuvre alors des solutions, des « contournements » rationnels à ses yeux qui vont lui ouvrir les portes de « solutions » et de voies toutes autres. C’est de cette manière que la sociologie américaine (Ecole de Chicago) a pu expliquer certains comportements délinquants notamment dans le phénomène des gangs par exemple, en montrant que le choix de l’illégalité s’est avéré en réalité parfaitement rationnel comme chemin autre pour tenter d’arriver à une forme d’insertion réussie dans un groupe et pour tenter d’arriver, par un autre chemin, à l’objectif social ultime partagé par tant de sociétés modernes : la consommation.
On comprendra dès lors au passage pour revenir au sujet qui nous intéresse, que la posture qui évoquerait un islam par essence violent et destructeur est trop simpliste et n’explique en réalité pas grand-chose (ce qui en fait une explication commode). Aussi, la prise en compte des motivations des acteurs à travers une sociologie d’avantage compréhensive va s’avérer être un outil incontournable pour les structures chargées de « deradicaliser ». Il ne s’agit pas d’opposer vulgairement des idéologies à d’autres (« morale républicaine » VS islam, laïcité VS islam, supériorité des valeurs occidentales….) mais de comprendre en profondeur les motivations, les buts et les aspirations.
SYNTHESE
Pour résumer, la posture strictement descriptive n’autorise que des généralisations qui manqueront cruellement de subtilité tandis que la celle strictement compréhensive risque de réduire l’analyse à une perspective trop anecdotique qui va couper le fait de sa dynamique et rendre impossible, ou du moins très difficile, l’élaboration d’une structure ou d’une mécanique générale.
C’est une combinaison non seulement des deux points de vue qui peut s’avérer être un choix judicieux mais au-delà de cela, l’adoption d’une perspective plus large et la sollicitation d’autres horizons analytiques et donc des croisements disciplinaires qui pourront prétendre à un éclairage productif, prolifique, apaisé et apaisant.
Souplesse et fluidité sont des qualités qui peuvent permettre de s’extraire du carcan par moment dogmatique des disciplines, des voies et des méthodes qui prétendent trop souvent pouvoir enfermer et circonscrire l’essence de la vérité (donc de la vie) à travers des schémas en réalité caricaturaux, rigides et sclérosants. La vie, dont le fait social n’en est qu’un des innombrables aspects, est un processus trop dynamique pour se laisser capturer par le dogme. Elle comme l’eau qui trouve toujours son chemin que ce soit dans la douceur du ruisseau ou la violence du torrent. En revanche, dès qu’elle stagne, elle devient terne, impropre et trouble. Gardons à l’esprit la vie ne se laisse ni saisir, ni réduire, ni ralentir par nos concepts et qu’il nous importe de rester humble, fluide, alerte sans jamais nous laisser bercer par les ronronnements agréables et rassurants de la facilité et des certitudes.